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Arman, Chopin's
Waterloo, 1961
morceaux de piano fixés sur panneau
de bois, 186 x 302 x 48 cm
L'amant désarmé se venge sur son ami d'ode : lui, ce doux
piano qui vit naître le son de son émoi. Elle,
enfermée dans la salle de bain, ne veut pas revenir sur son
choix : elle s'en va. Alors, à coups de masse, il casse son
piano, car elle n'a pas su dire son pourquoi, car il n'a pas su le
composer lui-même.
L'oreille collée à la porte, elle écoute
le bruit du massacre. L'affreux déchirement des panneaux de
bois, le gémissement sinistre des cordes. Elle a peur. Elle sait
qu'il ne la laissera jamais remonter le couloir, franchir ces quelques
mètres qui la séparent de la sortie.
Il bat son piano comme il n'ose pas battre sa femme. Il
l'ouvre, l'éventre, l'édente, le détruit :
l'instrument ne le trahira plus. La besogne accomplie, il se
recueillera sur l'exquis cadavre, satisfait de ses cris d'adieu et de
l'évanouissement de son râle.
Pour l'instant, il redouble de force pour achever sa victime. Il frappe
de toute son âme, de toutes ses tripes — de toute sa douleur.
Emporté par l'intensité de sa colère, il n'a pas
encore réalisé qu'il s'était blessé. Une
entaille profonde lui ouvre le poignet, une coupure nette, luisante,
une plaie rouge de suicidé.
Le sang qui coule dans sa manche finit par l'arrêter dans son
entreprise de démolition. Il laisse tomber la masse. De son
autre main, il tente de stopper l'hémorragie en pressant ses
doigts contre la blessure. Il sent qu'il va défaillir. La
tête lui tourne, il vacille et s'écroule au milieu des
débris étalés sur le tapis en un étrange
tableau cubiste.
Elle n'entend plus rien. Elle ne bouge plus. Elle attend que
le silence se rompe encore, dans un fracas plus violent. Mais rien. Pas
un bruit ne sourd. Et sa peur se meut.
Elle attend.
Lui repose sur un piano qui se décompose. Il
n'appellera pas ; il est vaincu par sa conquête. Meurtri, il
s'abrite dans ce piano, comme dans le ventre d'un cheval mort.
Simon Gris
et Momina Septembre 2004
Voir aussi : ( Simon Gris
)
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