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Giacomo Balla, Dynamisme d'un chien en laisse, 1912
huile sur toile, 90 x 110 cm
Oui, dans un sens, je pense que tu as raison. Mais, tu vois, plus je deviens vieux, plus je me méfie de mes souvenirs. J'ai trop souvent l'impression que mes sensations l'emportent. Davantage que les paroles, les faits ou même les images, c'est bien la sensation qui prédomine. Au fond, je crois que je retiens surtout ce que j'ai éprouvé, doutant par la suite de ce qui a réellement eu lieu. L'émotion efface presque l'événement vécu, du moins, elle le transforme, le magnifie sans doute. Elle étire un instant banal et le rend merveilleux. Je ne sais pas si je suis très clair...
Par exemple, quand j'étais étudiant, j'ai séjourné quelques mois à Paris. J'ai beaucoup aimé cette ville. Désormais, je serais incapable de te décrire les rues et les quartiers qui me fascinaient, pas plus que les musées ou les monuments qui ont su éveiller mon intérêt. Quand je pense à Paris, je revois un café de Montmartre où j'ai passé de nombreuses nuits blanches en compagnie d'artistes, d'écrivains, de modèles ou d'étudiants comme moi. A une certaine heure, les tables se rapprochaient et l'on refaisait le monde. J'adorais ces échanges inspirés par l'alcool, ces débats improvisés au milieu des volutes de fumée. A chaque fois, le patron s'endormait sur le comptoir pendant qu'on discutait en français, en anglais, en espagnol ou en italien. Toutes les langues se mélangeaient. Pourtant, j'ai le sentiment qu'on se comprenait. Et si les mots nous manquaient, il y avait toujours un geste ou un sourire de complicité pour nous lier.
Au matin, le patron nous fichait dehors afin de mettre un peu d'ordre dans son bar. On se séparait sur le trottoir. Certains allaient travailler, d'autres rentraient se coucher. Moi, je refusais de dormir. J'aimais cette fatigue qui te porte. Tu sais, il y a ce stade de l'épuisement où tu ne réalises plus combien tes paupières sont lourdes, ton dos et tes jambes faibles. Tu es comme en apesanteur. Et tout te semble si limpide. Tu te promènes dans les rues désertes. Tu es encore sous le charme des idées, des utopies, ces doux rêves qui, sur le moment, te paraissent possibles. Et si tu laisses le sommeil te gagner, tu sens qu'à ton réveil tout va redevenir comme avant. Alors tu veux faire durer cette sensation délicieuse, cette belle illusion.
J'avais inventé un divertissement, un peu stupide, j'en conviens, mais je n'avais rien trouvé de mieux pour me maintenir éveillé. Le jeu consistait à suivre les femmes dans la rue. Elles étaient rares à cette heure, les passantes, aussi je ne me montrais pas difficile. La première qui croisait ma route faisait l'affaire : une domestique, une traînée ou une bourgeoise, une grande aux formes ahurissantes ou une petite au corps souple et léger, cela n'avait pas d'importance. Des fois, la filature ne durait que quelques mètres car ma victime entrait dans un immeuble. Certaines me lançaient un regard courroucé par-dessus leur épaule avant de héler un gendarme. Il me fallait changer de trottoir au plus vite, tourner au coin de la rue et tomber sur une autre dame qui me proposerait une nouvelle promenade. J'imaginais que ces femmes étaient mes guides, qu'avec elles je visitais la ville. Il va sans dire, que d'autres pensées me traversaient l'esprit. A force d'étudier les nuques, les dos et les hanches de ces créatures, une sorte d'excitation me gagnait, l'envie de les aborder me titillait. En même temps, je me disais que mon français était trop approximatif, qu'elles allaient rire de mon accent et que je ne serai guère plus avancé. Je suppose que sans la dame au chien, j'aurais fini par me lasser de ces déambulations infructueuses.
Ce matin-là, j'avais talonné une bonne au derrière imposant. J'étais totalement subjugué par son postérieur énorme, grotesque. Je devais avoir un sourire bien méchant sur les lèvres tandis qu'elle trottinait devant moi. Elle avait fini par pénétrer dans un immeuble cossu, au premier numéro d'une rue vide. Contrarié, je me décidais à regagner le boulevard, quand une dame élégante est sortie du même bâtiment. Elle m'a bousculé sans paraître s'en rendre compte. Elle était entraînée par son chien, une sorte de teckel, qui tirait sur la laisse, trop heureux de pouvoir se soulager sur le réverbère le plus proche. Sa maîtresse était mince, élancée, rousse si ma mémoire ne me trahit pas, vêtue d'une robe noire avec un jabot de dentelle blanche qui tressautait à chacun de ses pas... Oh, oui, sa démarche, son allure ! C'était extraordinaire comme elle se déplaçait vite. Ses bottines produisaient un son magnifique sur le sol, quelque chose comme "clap clap", rythmé par le "tic tic" des griffes de son cabot et le "chtik chtik" de la laisse métallique qui se balançait entre eux deux. J'ai vraiment regretté de ne pas être compositeur. J'aurais voulu écrire la musique de cette femme que je peinais à suivre, les jambes ankylosées d'être resté trop longtemps assis au fond du bar.
Nous avons remonté des boulevards à une cadence soutenue. Par chance, le chien levait de temps de temps la patte et j'en profitai pour rattraper l'avance que la jolie dame prenait sur moi, ne se souciant pas plus de ma fatigue que de ma personne. J
'étais terriblement frustré d'être aussi transparent pour elle. Alors je me consolais en me disant qu'ainsi je pourrais la suivre plus longtemps. Nous nous sommes engagés sur un pont où la dame a fait une halte. Accoudée au rebord, elle regardait les mouettes tournoyer au-dessus de la Seine. Je me suis arrêté un peu plus loin. La dame a enfin découvert ma présence. Sous la voilette de son chapeau noir, j'ai vu qu'elle me souriait. Je me suis avancé de quelques pas. Ses yeux clairs me fixaient toujours. Quand je suis arrivé à sa hauteur, elle a désigné les oiseaux du bout du menton et m'a dit : "Je ne connais pas de plus beau spectacle". Cloué par la surprise, je suis resté muet. D'ordinaire si les femmes me parlaient, c'était pour me jeter à la figure, un terrible : "Jeune homme, cessez de me suivre ou j'appelle un agent !". Comme je ne répondais rien, la dame a donné un coup sec sur la laisse et s'est échappée avec son teckel.
La filature a recommencé, à cette différence près que la dame savait désormais que je la suivais. D'ailleurs, elle s'en assurait par intervalles. Quand son chien stoppait net, ayant flairé une odeur qui l'intriguait, elle me lançait une oeillade amusée. Elle m'a fait courir, tu sais, la dame en noir. J'en ai parcouru des avenues bordées d'arbres en floraison, des interminables boulevards qui peu à peu s'animaient. Hélas, elle a fini par entrer dans une librairie. Par la vitrine, je l'ai vu ôter son châle et son chapeau, les accrocher à un clou. Elle a salué un employé qui dépoussiérait les étagères avec un vieux chiffon jaune. Le petit chien s'est couché dans un panier près d'une porte de service. Et la dame en noir s'est installée à la caisse du magasin.
Je n'osais plus bouger. De la savoir libraire, tout à coup, ça me paralysait. Je trouvais que cela lui donnait une soudaine autorité. Elle devenait plus inaccessible que jamais. Je restais planté là, abattu, ce qui a dû éveiller sa pitié. Elle m'a fait signe de la rejoindre. J'ai sursauté quand la cloche au-dessus de la porte a sonné pour signaler mon entrée. C'était comme si on m'avait versé un seau d'eau sur la tête. La dame n'a pu s'empêcher de rire, mais elle a eu la bonté de cacher cela derrière sa main. Puis elle a fouillé dans une étagère et m'a donné un livre avec une couverture crème. Elle m'a demandé : "Vous connaissez Les Rêveries du promeneur solitaire ? Non ? Alors je vous les offre, c'est un titre qui vous ressemble, vous ne trouvez pas ?". Elle a encore souri. Son visage en était tout illuminé. J'ai marmonné une platitude et je suis rentré chez moi. J'enrageais. Je me détestais. La dame en noir était la première femme que je suivais et qui ne me repoussait pas, elle avait choisi un livre rien que pour moi, une sorte de clin d'oeil, elle avait réfléchi à ce titre qui résumait notre rencontre et je n'avais pas été capable de lui dire autre chose que : "Merci, Madame, ça me touche beaucoup". J'en pleurais presque de honte.
Quand je me suis éveillé, plus tard dans la journée, le livre n'était pas sur ma table de chevet. Je l'ai cherché, en vain, dans la chambre de bonne où je logeais. J'ai cru me rappeler que sur le chemin du retour, je m'étais reposé quelques minutes au pied d'une statue. J'avais dû oublier le livre à cet endroit. J'ai cogité. Je me suis dit que j'avais sans doute rêvé tout cela. Je m'étais couché lessivé et j'avais dormi comme une masse. Qui sait si la dame en noir n'était pas une créature née de mon imagination ? J'avais peut-être suivi une femme avec un chien et dans mon sommeil, j'avais donné une autre conclusion à cette énième filature sans succès. Cette histoire avait également pu me venir à l'esprit tandis que je marchais derrière elle. Tu vois, je ne serai jamais certain.
Voilà pourquoi je me montrais si réservé tout à l'heure. Les souvenirs sont décidément trop ambigus. Entre ce que j'ai vécu et ce que j'ai ressenti ou espéré sur le moment, tout finit par se confondre avec le temps.
Momina Août 2004 |
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