Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
 
 

Jean-Michel Basquiat, Gri-Gri, 1986
huile sur toile, 178 x 142 cm
 
 
Canicule sur la capitale. Le visage près du ventilateur, vous aimeriez dormir mais Thomas est vautré sur votre canapé. Voilà une heure qu'il s'énerve mollement devant un jeu vidéo, les gestes ralentis par la chaleur. Parfois il peste. Ses doigts moites glissent sur les boutons de la manette, ça lui fait perdre des points. Ses parents passent le week-end à Deauville et vous l'ont déposé ce matin avec un sac de vêtements et son inséparable console. "Nous traversons une crise" vous a dit sa mère. "Nous avons besoin de nous retrouver" vous a confié son père. Bref, vous avez Thomas sur les bras. Vous réalisez que vous l'avez vu grandir pourtant vous ne le connaissez pas ou plutôt vous ne vous êtes jamais vraiment intéressé à lui. Vous culpabilisez pendant quelques secondes puis vous lui proposez de sortir pour aller respirer dans un endroit climatisé. Il suggère un cinéma. Vous avez une bien meilleure idée. (Vous ne précisez pas laquelle). Quand vous arrivez au musée Maillol, ça se complique. Thomas recule de trois pas et lance un terrible : "Oh, la peinture, ça me saoule, moi". Vous soupirez intérieurement et vous dirigez d'un air décidé vers la caisse. Thomas n'a pas d'autre choix que de vous suivre.

   
  Dès la première salle, votre intuition se confirme : les enfants adorent Basquiat. La connivence est immédiate avec cet artiste qui peint comme ils dessinent. On admire ses toiles surchargées de graffitis alors qu'eux, pour un "Jennifer, je t'aime" griffonné à la hâte dans les toilettes du collège, n'ont droit qu'à des heures de colle. Le monde est mal fichu. Vous racontez à Thomas l'ascension du jeune vandale qui coloriait à la bombe les murs de sa ville, découvert par une galeriste new-yorkaise, propulsé au devant de la scène, adulé autant que critiqué et mort d'une overdose à 27 ans, à l'image de son idole Jimi Hendrix. Thomas est bluffé. Il ne pensait pas qu'on pouvait être à la fois peintre et star. Un horizon artistique étourdissant s'offre à lui. Et s'il devenait célèbre en repeignant l'appartement de ses parents ?

Il se marre devant un punching-bag sur lequel Basquiat a juste écrit "Mary" ou en découvrant sa Mona Lisa au maquillage qui bave. Il vous demande de lui traduire certains graffitis, se met à quatre pattes ou sur la pointe des pieds pour tous les lire. Tandis que vous regardez la célèbre photo en noir et blanc où Warhol et Basquiat posent déshabillés en boxeurs, Thomas s'interroge sur l'identité du "vieux monsieur".

- C'est pas un vieux, c'est Andy Warhol !!

Oups. Vous venez probablement de crier car tout le monde vous dévisage. Vous vous reprenez et tentez d'instruire l'enfant. Vous évoquez le Pop Art, les sérigraphies et les films du maître, les joyeuses heures de la Factory. Thomas vous écoute, ébahi. Au fond, il attendait qu'une âme charitable le décolle de sa télévision pour lui nettoyer les pupilles avec de beaux tableaux et lui vitaminer les neurones à coups d'anecdotes sur le monde merveilleux de l'Art. S'il continue à boire vos paroles de la sorte, vous sentez que vous allez devenir très copains et sortir bras dessus, bras dessous du musée.

 

C'est le coeur débordant de bons sentiments et les yeux encore noyés de tendresse que vous rencontrez Gri-Gri. Vous restez pétrifié par tant de simplicité, cueilli par cette beauté primaire, évidente, cette force brute, revigorante. Un pédant vous dirait que ce portrait maladroit annonce par son dépouillement les dernières oeuvres de Basquiat mais que le trait est bien gauche, la composition bancale, qu'en fait ce Gri-Gri c'est de la foutaise comme la majeure partie des productions du peintre. Vous ne changeriez pas d'avis pour autant. Quand on aime, on ignore ce genre de considérations. D'ailleurs les mots vous quittent, les pensées aussi. Vous n'êtes plus qu'émotions, empli de sensations et d'impressions impossibles à formuler.

Thomas a parcouru la salle, trottinant d'une toile à l'autre. Il vous rejoint près de Gri-Gri duquel vous ne parvenez pas à vous arracher.

- Tu vas rester là longtemps ?
- Mmh.
- Remarque il est chouette celui-là, un peu sombre quand même. Tu crois que c'est parce qu'il fait nuit ?
- Je ne sais pas.
- Et le blanc autour du personnage, c'est quoi ? Son auréole ?
- Son nimbe... Ou la magie blanche qui repousse la magie noire.
- C'est un sorcier, ce mec ?
- Ou un guerrier.
- Ou Basquiat lui-même ?
- Pourquoi pas.
- Et la boucle au milieu de ses bras, c'est une blessure ?
- Ou son coeur. Ou son amulette.
- Et ce qui sort de son oreille, c'est quoi ?
- Aucune idée.
- Ouais. En gros, t'aimes bien ce tableau mais tu ne sais rien.
- Que veux-tu que je te dise ? Il a été peint en 1986. A cette époque, Basquiat a voyagé en Afrique où il a exposé ses oeuvres. Gri-Gri est un hommage à ce continent mêlé aux souvenirs du peintr e. T'es plus avancé maintenant ?
- Euh...
- L'important, c'est ce que Basquiat a voulu représenter ou ce que tu vois dans son tableau ?
- C'est ce que le peintre a voulu dire.
- Tu as raison de t'interroger sur ses intentions mais je pense qu'il est plus intéressant de savoir pourquoi ce tableau te plaît, ce que tu y trouves, ce qu'il t'apporte...
- Pourquoi tu l'aimes, toi ?
- Je vois Gri-Gri comme un confident, quelqu'un à qui on peut tout dire et qui ne répétera rien. Face à lui, j'éprouve du soulagement en me libérant de mes secrets et il me rend volontaire, il me redonne confiance en moi. J'ai presque envie de faire un voeu en le regardant.
- Ah. Moi, je trouve qu'il n'a pas l'air cool ce mec. Il a des yeux méchants et une bouche horrible.
- Comme la Bocca della verità.
- La quoi ?
- C'est une sculpture à Rome, une tête en pierre, toute ronde, la bouche grande ouverte. On dit qu'elle mangeait la main des menteurs.
- Bah ! C'est des superstitions, ça.
- C'est surtout une belle histoire. Pour moi, Gri-Gri lui ressemble. Il t'invite à l'introspection mais tu n'as pas le droit de lui raconter des mensonges. Il faut s'offrir à lui nu, sans fard. C'est un bonhomme qui exige de toi un minimum de sincérité et d'honnêteté.
- Sinon il te bouffe ?

Vous souriez. Il est sympa, ce gosse. Intelligent et drôle. Vous quittez Gri-Gri à regret mais rassuré. Le week-end ne sera pas aussi pénible que vous l'envisagiez.

Momina Novembre 2003