Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
 
 

Hieronymous Bosch, La Tentation de Saint Antoine (détail du panneau droit), vers 1500
triptyque, huile sur bois


Pour Céline.

Il était une fois une Princesse qui avait épousé un Prince. Avant de la conquérir, le valeureux soupirant avait surmonté bien des épreuves, affronté dragons et monstres, vaincu sorcières et maléfices. Désormais, rien ne pouvait les empêcher de vivre longtemps heureux. Pourtant, la Princesse ne nageait pas dans le bonheur car son mari la délaissait, préférant chasser et ripailler avec ses camarades. La Princesse se mourait d'ennui et plus elle se plaignait, plus le Prince l'évitait.

Non loin de là vivait Jan Le Pêcheur. C'était un bonhomme entre deux âges, rondouillard et d'une laideur inouïe mais qui n'avait pas sa pareille pour conter les histoires. Dès qu'il venait porter sa pêche au château, les servantes et les cuisinières se pressaient autour de lui et piaillaient : "Jan, divertis-nous ! Jan, fais-nous rêver !" On posait devant lui vin et victuailles et Jan, la bouche pleine, disait son conte. 

La Princesse qu'on avait informée des talents de conteur du pêcheur, descendit un midi en cuisine et s'installa près de l'âtre, son chat blanc sur les genoux. Jan se fit prier plus que de coutume pour dire son histoire. La Princesse l'intimidait et il prit bien garde de ne pas mettre de grivoiseries ou d'allusions ambiguës dans son récit. Amusée, la Princesse promit de revenir le lendemain. La pauvrette n'avait pas grand chose d'autre à faire quand son mari partait tuer le gibier. 

Les jours passaient. La Princesse ne vivait plus que pour le conte de midi qui lui permettait d'oublier que son Prince n'était pas si charmant. Jan, flatté de l'intérêt qu'elle semblait lui porter, ne se faisait toutefois pas d'illusions. Avec ses verrues sur le nez, son ventre rebondi et sa misérable condition, il ne pouvait rien espérer de plus qu'une oreille attentive et amicale. Aucune femme n'avait jamais laissé Jan l'approcher malgré toute la sympathie qu'il leur inspirait. Il était si repoussant avec ses vilaines dents jaunes et ses grosses mains rouges.  

Un matin, Jan sommeillait sur les bords du fleuve, attendant le poisson. Il fut réveillé par des coups secs au bout de sa canne qui ployait tant que le fil menaçait de rompre. Jan leva alors le plus énorme poisson doré qu'on n'ait jamais vu. 

- Oh oh, fit-il. Je ne dois pas le laisser filer celui-là !
- Libère-moi, lui dit l'animal. Et tu seras récompensé. 

Surpris, Jan lâcha sa canne qui disparut dans un tourbillon d'eau grise. La bête s'approcha du pêcheur. 

- Qui es-tu pour me parler ? lui demanda Jan. Un démon ?  
- Enlève cette chose qui fait saigner ma bouche et j'exaucerai un de tes voeux. 
- Ah ah. Si je t'enlève l'hameçon, tu vas partir. Tandis que si je tire sur la ficelle qui te pend de la gueule et te ramène au château, je serai salué comme un héros. 
- Si tu me libères, je peux t'offrir bien mieux que cela. La célébrité est éphémère. Le héros d'un jour est oublié le lendemain. 
- Tu pourrais m'offrir la Princesse ?
- Je peux te mener avec elle dans un pays où nul ne saura vous retrouver...
- Bigre, voilà qui m'intéresse. 

Jan retira délicatement l'hameçon planté dans les chairs du poisson.

- Grand merci, fit l'animal. Reviens demain avec la Princesse. Elle devra porter les habits d'une de ses servantes pour ne point être reconnue et je vous mènerai à l'endroit convenu. 

Au château, Jan dit à la Princesse qu'il avait rencontré un poisson aussi bavard qu'un homme. Intriguée, la Princesse voulut entendre le prodige de ses propres oreilles. Sitôt dit, sitôt fait. Le lendemain, la Princesse arrivait sur les lieux, déguisée en servante mais accompagnée de ses domestiques, dames de compagnie et chevaliers. Jan fit reculer tout ce beau monde, prétextant qu'il ne fallait pas effrayer le poisson. La Princesse s'agenouilla sur les bords du fleuve et conversa gaiement avec l'animal doré. Elle accepta de monter sur son dos comme il l'y invitait. En un clin d'oeil, Jan bondit à son tour sur le poisson qui fendit les flots si vite que la Princesse en eut la nausée. Les chevaliers et les valets tentaient d'arrêter l'animal mais Jan les repoussait avec sa canne à pêche. 

Soudain, le poisson s'éleva dans les airs et tous se signèrent. La Princesse serrait ses petits doigts sur la chemise de Jan qui, ébloui par le spectacle du monde vu d'en haut, ne lui prêtait plus attention. Ils volaient par-delà les terres et les rivières, au-dessus des moulins et des clochers. Ils traversèrent les nuages et touchèrent enfin le bleu infini. Là, ils s'arrêtèrent devant une porte lumineuse que veillait un homme à la longue barbe bouclée. Ils se présentèrent à lui et l'homme déroula un parchemin en se grattant le crâne. 

- Jan Le Pêcheur, dit-il. Il doit y avoir une erreur. Ta venue n'est prévue que dans six ans quand la peste t'emportera. Et vous Madame la Princesse, vous avez encore de bien belles années à vivre et quelques enfants à mettre au monde. Vos cheveux n'ont pas encore blanchi. Ce n'est pas non plus votre heure. 
- C'est le poisson doré qui nous a menés ici, expliqua Jan. 
- Il n'est pas sur ma liste, fit l'homme. Les animaux n'ont pas accès au Paradis. 
- Au Paradis, répéta la Princesse. 
- Attendez-moi dans l'antichambre, dit l'homme. Je vais voir ce que nous devons faire de vous. 

Il les guida vers une autre porte qu'il referma derrière eux. L'antichambre était un jardin merveilleux où les arbres donnaient des fruits à profusion. Entre les nuages d'une douceur exquise coulait une rivière limpide où le poisson doré se jeta avec plaisir. L'homme à la barbe bouclée ne revint jamais chercher Jan et la Princesse. Il les avait oubliés à cause de la guerre, de la famine, de la lèpre et du choléra qui tuaient tant de gens à la fois. Jan et la Princesse vécurent heureux dans leur cachette idéale. Jan racontait des histoires à sa Princesse, ravie, qui en redemandait encore et encore.

Le poisson doré découvrit un endroit où l'on pouvait voir les gens sur terre, entre deux cailloux de la rivière. La Princesse se pencha et aperçut son mari qui la faisait chercher dans toutes les contrées. Puis il se résigna et prit une autre épouse qui n'était pas aussi belle que la Princesse. Un jour, le Prince tomba de cheval lors d'une de ses chasses. Sa tête ayant heurté une grosse racine, il mourut sur le coup. A présent, la Princesse pouvait aimer Jan sans remords. Certes, le pêcheur avait une bien vilaine apparence mais il suffisait de poser la tête sur son épaule et de l'écouter... Un bon conteur sait vous transporter là où nul Prince charmant ne vous emmènera.

Momina Février 2004