Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau


Georges Braque, Les poissons noirs, 1942
huile sur toile, 33 x 55 cm



On m'a raconté l'histoire du poisson d'or qui peut réaliser tous vos souhaits si vous lui rendez sa liberté, celle de Jonas enfermé pendant trois jours et trois nuits dans le ventre d'un grand poisson qu'on a pris à tort pour une baleine, celle des Sirènes qui n'ont du poisson que la queue et qu'il faut distinguer des êtres mi-femmes mi-oiseaux qui ont mis Ulysse au supplice lors de son odyssée.

On m'a dit l'aventure d'Osiris découpé en morceaux par son frère et dont le phallus aurait été avalé par un méchant poisson qui ne voulut jamais rendre au dieu sa virilité. Celle d'Aphrodite née de l'écume amassée autour des organes génitaux d'Ouranos, sauvagement mutilé par son fils. Un banc de gracieux poissons d'or et d'argent accompagnait Aphrodite quand elle surgit de l'onde, étincelante et radieuse. Plus tard, pourchassée par le monstrueux Typhon, la déesse se jeta dans l'Euphrate où d'autres poissons vinrent à son secours en la transportant jusqu'à la côte.

Mais l'histoire des poissons noirs, personne ne semblait la connaître.

On m'a parlé du poisson clown qui vit en symbiose avec son anémone et du saumon qui parcourt des kilomètres pour regagner sa rivière natale afin d'y frayer. On m'a dit que le poisson lanterne clignotait au fond des océans, que le poisson-chat avait de ravissantes moustaches et que le poisson volant, pour échapper à ses prédateurs, s'élevait un instant à la surface de l'eau. On m'a raconté que les poissons rouges ont la mémoire si courte qu'ils découvrent leur bocal à chaque nouveau tour. Puis on m'a fait bailler d'ennui avec la théorie de l'évolution. Je me fichais bien de savoir si l'homme descendait ou non du poisson.

Moi, tout ce que je voulais entendre, c'était une histoire de poissons noirs.

J'étais sur le point de renoncer à cette idée quand ma voisine m'a demandé de garder son fils, le temps d'un rendez-vous chez le médecin. J'ai installé le bambin devant la télévision. Il a eu la courtoisie de me laisser tranquille un moment avant de venir se pendre au dossier de ma chaise.

- Qu'est-ce que tu fais ?
- J'écris une histoire.
- Une histoire de quoi ?
- Une histoire de poissons noirs.
- Pourquoi ils sont noirs ?
- Justement, je ne sais pas ! C'est bien là mon problème !

Du haut de ses six ans, mon gentil voisin a dû sentir l'immensité de ma détresse car il m'a tapoté le bras en disant : "Je vais te la raconter, moi, cette histoire". Il s'est assis sur mes genoux et laissant libre cours à son imagination, il m'a expliqué avec cet incroyable sérieux dont les enfants font parfois preuve dans leurs jeux : "D'abord, il ne faut pas confondre les deux sortes de poissons noirs".

Les premiers étaient les "poissons croque-morts", blancs dedans et noirs dehors, qu'on mangeait aux repas d'enterrements. Mon voisin leur préférait les "poissons masqués" qui ressemblaient à de grosses sardines. Dans l'eau, ils étaient d'un joli gris argent. Quand on les achetait au marché, on ne se doutait de rien. Sur le lit de glace, ils avaient l'air comme les autres. Mais chez soi, en ouvrant le papier d'emballage, on constatait qu'ils étaient devenus noirs. Oh, bien sûr, on ne s'inquiétait guère. On se disait : "Bah lorsque je croque une pomme, elle noircit aussi au contact de l'air". Dans le doute, on se dépêchait quand même de les préparer pour le déjeuner.

Tout le monde se régalait. La chair des poissons masqués était d'une finesse exquise. Hélas, après le festin, les choses commençaient à se gâter. On s'allongeait pour faire la sieste et aussitôt des cauchemars horribles nous saisissaient. On se mettait à transpirer. Les yeux révulsés, on se tortillait dans tous les sens, en proie à d'atroces souffrances. Pire que tout, on bavait sans discontinuer, un épais jus noir. Cela produisait des dessins bizarres sur l'oreiller, des taches d'encre qui ne partiraient jamais. Au bout d'une semaine - c'était en moyenne le temps qu'il fallait pour digérer un poisson masqué - on jetait les draps dégoûtants et l'on jurait de ne plus manger aucune créature de la mer. Ceux qui vivaient sous l'eau riaient bien de nos misères et considéraient les poissons masqués comme de véritables héros.

J'ai remercié mon voisin pour son histoire, en ajoutant : "Si ça devait m'arriver un jour, je crois que je ne jetterais pas les draps... J'aime bien les dessins bizarres."

Il a souri et, me prenant au mot, il m'a dessiné le plus bizarre des poissons noirs.



Momina Mars 2005