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Sir Edward Burne-Jones, The
Golden Stairs, 1872-80 huile sur toile, 296,2 x 116,8 cm On ne savait pas d'où il venait. Un soir d'octobre, il s'était installé à l'écart du village, dans un palais délabré qu'il avait renoncé à faire restaurer. Il avait pour tout domestique, une petite vieille au dos voûté et ses seuls compagnons étaient deux énormes chiens noirs qui se cachaient dans les broussailles du jardin, prêts à sauter à la gorge des éventuels visiteurs. On aurait été bien en peine de lui donner un âge. Ses cheveux d'un blanc éclatant contrastaient avec un visage sans ride, une silhouette jeune, élancée, une démarche dynamique, le front en avant. Ses yeux gris et impénétrables vous tenaient à distance alors que sa diction, câline et hésitante comme s'il rêvait entre chaque mot, avait le don d'en charmer plus d'une. Tout ce qu'on avait pu apprendre de lui, grâce aux confidences parcimonieuses de sa servante, c'était qu'il vivait dans le souvenir d'une épouse trop tôt disparue. Enfermé dans son chagrin, il passait ses journées à écrire ou à dessiner à la plume, assis devant la croisée qui donnait sur les vignes et les champs alentour. Un été, encadré de ses deux chiens noirs, il était descendu au village pour assister au bal de la Saint-Jean. Il avait bu quelques verres de vin, mangé une assiette de polenta et, à leur grand désespoir, il avait refusé de faire danser les effrontées qui minaudaient sous son nez. Ce soir-là, il ne semblait s'intéresser qu'aux musiciennes perchées sur une estrade de fortune. C'était un groupe composé de dix-huit jeunes filles issues de villages voisins. Fraîches et mutines, elles égayaient l'assistance portée par leurs airs plus légers que des bulles de savon. A la fin du bal, alors qu'elles rangeaient leurs instruments, il était venu s'entretenir avec elles. Le sourire aux lèvres, elles s'étaient éparpillées en promettant : "Nous viendrons vous enchanter si tel est votre souhait". Les villageois n'avaient pas tardé à découvrir qu'elles se rendaient chez lui tous les vendredis. Elles en repartaient le lendemain, la mine heureuse et les yeux fatigués. On avait beau les interroger, les presser de questions plus ou moins directes, elles se contentaient de répondre : "Nous avons joué notre musique pour lui". Ne pouvant leur en tirer davantage, on inventait le pire. On racontait qu'il devait les droguer ce qui expliquait leur état second. Dès qu'on prononçait son nom, elles étaient plus béates qu'un troupeau de bergères ayant croisé la Vierge. On supposait aussi que les nuits se finissaient en orgies. Elles se déshabillaient toutes, se déhanchaient en un ballet obscène avant de se lover, langoureuses et lascives, sur cet étranger qui les honorait l'une après l'autre ou deux par deux selon sa fantaisie. Peut-être que les chiens noirs étaient aussi de la partie... Vraiment, il se disait n'importe quoi. Furieuse d'entendre pareilles infamies sur son maître, la fidèle servante décida de tout révéler sur la place du marché. Elle fit un récit détaillé de ces soirées aux villageois qui l'encerclaient, osant à peine respirer de peur de perdre la moindre de ses paroles. Quand les dix-huit jeunes filles arrivaient au palais, la servante les menait dans une chambre immense où les colombes roucoulaient par les fissures de la toiture. Sur chacun des lits était posée une robe d'organdi, semblable à celle que portait la défunte épouse du maître, le jour de leur rencontre. Les musiciennes revêtaient cet habit, chacune l'agrémentant d'une touche personnelle. L'une enroulait une écharpe de satin sous ses seins, l'autre fixait une guirlande de lauriers à son épaule ou ceignait sa taille d'un collier de perles. La servante les priait de se hâter car le maître les attendait en bas. Le coeur battant et le rire en gorge, elles descendaient l'escalier d'or. Elles avaient un trac fou mais elles cherchaient à le chasser, s'interpellant d'une marche à l'autre, se plaisantant mutuellement. C'était un spectacle bien charmant que de les voir ainsi en file, leurs petits pieds nus sur le marbre froid, leurs seins ronds frémissant d'appréhension. Le maître les accueillait devant le salon aux fresques écaillées et aux meubles avachis. Elles se répandaient dans la pièce comme un essaim d'abeilles convoitant une fleur aux parfums trop exquis. Là, pendant des heures, elles jouaient pour le maître. La main sous le menton, les paupières closes, il écoutait, totalement absorbé par la musique, habité par elle, paraissant oublier l'existence des dix-huit jeunes filles. Autrefois, l'épouse du maître était, elle aussi, une musicienne accomplie. Elle pouvait jouer de tous les instruments et possédait cette même insouciance que les jeunes filles. Cette grâce aérienne qui vous enveloppait, vous hypnotisait et de laquelle vous ne vouliez plus jamais vous réveiller. Sur le seuil du salon, la servante contemplait son maître, devinant ses pensées nostalgiques. Les jeunes filles dînaient ensuite avec leur hôte qui, encore ensorcelé, avait du mal à redescendre sur terre. Elles se moquaient de lui un instant puis finissaient par s'en désintéresser pour parler entre elles du concert qu'elles venaient de donner, des fautes qu'elles avaient pu commettre, des morceaux qu'il leur faudrait retravailler. Peu à peu, le maître se mê lait aux conversations. Il tempérait les critiques, estompait les regrets et apaisait les craintes. Le café avalé, tout le monde se rendait sur la terrasse, illuminée de chandelles, pour admirer la Lune et les étoiles. Le maître récitait aux jeunes filles, les poèmes qu'il avait écrits devant sa croisée. La servante débarrassait la table et les épiait par les fenêtres ouvertes, ravie de constater que le charme opérait à présent dans l'autre sens. Bien tard dans la nuit, les jeunes filles regagnaient leur chambre sous les toits. Elles s'endormaient aussitôt malgré les mulots qui circulaient entre les lits, affairés à de mystérieuses tâches. Au petit matin, les colombes tiraient les musiciennes de leur sommeil. Elles avaient alors la joie de trouver près de leur oreiller, un dessin à la plume représentant un paysage aux lignes épurées. Elles les comparaient mais aucune n'enviait celui d'une autre car le maître avait ce don particulier d'imaginer pour chaque jeune fille un décor où elle se plairait et dont elle venait peut-être de rêver. |
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Momina
Mai 2004 Voir aussi : Le Cycle de Persée (une aventure en huit tableaux) |
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