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Alberto Burri, Composition en blanc, 1955
huile et toile de jute sur bois, 129,4 x
181,1 cm
L'une des dalles est fendillée. Une fourmi sort de la
brèche, hésite, puis retourne se cacher dans le sillon
obscur. Il fait chaud. C'est l'été. Le soleil rend le
dallage de la terrasse éblouissant, presque aveuglant. Elle
cligne des yeux, mais ne peut s'empêcher de promener son regard
sur les grands carrés de pierres blanches. Elle sent une
faiblesse dans ses hanches. L'homme lui dit : "Nous serions mieux
à l'intérieur". Les mots la frôlent sans qu'elle y
prête attention. Elle continue de fixer les carreaux. Immobile,
stupéfaite, les pupilles endolories. Un coup de poing imaginaire
vient s'écraser au creux de son ventre avec une violence absurde
qui la fait sursauter.
C'était l'été dernier. Elle l'avait
rencontré sur la plage. Ils avaient bavardé une heure ou
deux avant de s'embrasser et de courir, comme des gosses, vers la
maison qu'elle louait pour les vacances. Au moment où elle
sortait la clé de son sac, il l'avait attirée par terre
et prise aussitôt sur une terrasse semblable à celle qui
s'étend aujourd'hui devant elle. Simon. L'impatient. Le "sale
type" comme elle aimait l'appeler. Elle sourit, envahie par le souvenir
du contact froid de la pierre sous son dos, des joues râpeuses de
Simon sur ses seins, des frottements de sa chemise brune, en lin,
à demi déboutonnée. Il l'avait
déshabillée en un clin d'oeil alors qu'elle avait
dû lutter pour le dévêtir. Elle s'était tant
énervée qu'elle avait fini par lui déchirer cette
jolie chemise couleur de caramel.
- Vous ne voulez plus voir le tableau ? demande l'homme.
Elle se tourne vers lui, amusée par le ton anxieux de sa
question. Elle avance vers la porte qu'il ouvre.
A l'intérieur, elle ne distingue pas très bien ce qui
l'entoure. Les volets sont tirés. Encore ivre de lumière,
elle baigne dans un monde teint en bleu. Elle apprécie cependant
la fraîcheur des lieux qu'elle arpente, attentive au son de ses
talons hauts sur les tomettes.
- Voilà, dit l'homme en désignant une composition
accrochée au-dessus du canapé de cuir ivoire.
Elle s'approche du tableau qu'elle devine, radieux, dans le salon
sombre. Elle attend qu'il aille entrebâiller les persiennes. Mais
il reste derrière elle, très près d'elle. Il
respire fort. Elle est agacée par ce souffle tiède sur
son épaule nue. Elle s'écarte. L'homme la regarde de
travers, un peu dépité par son mutisme. D'ordinaire, ils
ont de longues discussions sur l'art. Elle est peintre. Il tient une
galerie et a déjà vendu sept de ses toiles. Ce matin,
elle est venue lui en proposer deux autres. Il a ébauché
un sourire étrange presque une grimace. Elle pensait qu'il
allait lui refuser ses travaux. Au contraire, il l'a
félicitée avant d'ajouter : "J'ai chez moi une copie
d'une oeuvre de Burri qui devrait vous intéresser". Elle a
haussé un sourcil étonné. Ravi d'avoir su piquer
sa curiosité, il a abandonné sa galerie pour l'emmener
dans les Calanques.
Elle s'agenouille sur le canapé dont le cuir proteste en
émettant un grognement sourd. Les reins creusés et le
menton levé, elle étudie la composition. Les morceaux de
toile de jute peints en blanc lui font penser au dallage de la
terrasse. Ceux laissés intacts par l'artiste ont la même
tonalité mordorée que la chemise de Simon, ce
jour-là. Elle entend le bruit sec de ses clés tombant sur
les carreaux. Elle se revoit, le coeur battant, saisie de terreur quand
il l'avait entraînée de force vers le sol. Elle n'avait
pas crié. Elle s'était simplement réfugiée
derrière ses paupières pour oublier qu'il faisait jour,
que des gens passaient devant la clôture, qu'elle était
dans les bras d'un parfait inconnu, peut-être un
détraqué, et que tout cela l'excitait prodigieusement.
Plus tard, Simon lui avait avoué : "J'avais peur que tu me
fermes la porte au nez. J'ai préféré tenter ma
chance avant qu'elle ne me file entre les doigts". Elle lui avait
emmêlé les cheveux en chuchotant "Sale type" pour la
première fois.
- Je vous sers quelque chose à boire ?
- Non, merci.
Il s'assied à côté d'elle sur le canapé.
Elle ramène les pieds sous ses cuisses et l'observe.
- Vous n'aimez pas, dit-il.
- Quoi donc ?
- Le tableau... Je pensais, en voyant vos oeuvres ce matin, je me
disais...
- Oui, Alberto Burri...
Elle n'a pas le courage de terminer sa phrase. Derrière les
volets clos, on perçoit les stridulations de quelques
homoptères étourdis par le soleil. Il se mordille la
lèvre inférieure, tracassé. Il ne voudrait pas que
le silence s'installe à nouveau entre eux, mais aucun sujet ne
lui vient à l'esprit. Avec humeur, il fait claquer sa langue
dans sa bouche. De profil, il ressemble un peu à Simon. Certes,
il est moins séduisant, son teint est trop mat et ses traits
anguleux. Pourtant, elle lui a toujours trouvé un faux air. Et
là, dans l'obscurité... Elle pose sa tête sur
l'épaule de l'homme qui cesse de respirer. Une
légère panique s'empare de lui.
Elle caresse furtivement sa joue, descend le long de son cou et
défait un à un les boutons de sa chemise coupée
dans un tissu bleu marine au toucher peau de pêche.
Déçue, elle découvre un torse étroit et
glabre à l'exception de quelques poils folâtres autour des
tétons. Elle repense au doux pelage de Simon où elle
aimait tant perdre ses doigts et ne peut réprimer un soupir de
regret que l'homme interprète comme une invitation. Il
tâtonne dans son dos, agrippe la fermeture éclair de sa
robe qu'il ouvre jusqu'à ses reins. Il se penche pour
l'embrasser mais elle lui échappe en se renversant sur le
canapé. Il achève de la déshabiller, presse ses
lèvres sur chaque centimètre mis à nu. Elle se
redresse, triture sa ceinture et le libère de son pantalon. Un
sexe court jaillit sous son visage. Sans enthousiasme, elle le prend
dans sa bouche, le sent durcir sur sa langue. Pendant que l'homme
écarte ses cuisses et s'infiltre entre ses jambes, elle songe au
sexe de Simon palpitant contre son palais, aux frissons
délicieux qu'il lui procurait. Elle recrache l'objet qui
l'encombre et repousse la tête du galeriste.
Elle s'allonge sur le dos, le laisse s'étendre sur elle. Il est
un peu rouge et transpirant. Ses lèvres dessinent un sourire
encore surpris mais déjà triomphant. Il se fraie un
chemin en elle, difficile, imprécis. Elle appuie sa jambe contre
le dossier du canapé et se trouve joliment bronzée sur
cet écrin de cuir ivoire. Elle jette un bref coup d'oeil
à l'homme qui se tord en elle. Il semble guetter un écho,
un signe, même le plus infime. Elle se dit qu'elle devrait
simuler un plaisir quelconque et son regard échoue sur le
tableau. Elle bouge vaguement le bassin, ce qui a pour effet
d'accélérer la cadence de l'homme au-dessus d'elle.
Réjouie, elle imagine qu'ainsi ils en auront plus vite fini. Et
lui, porté par ce sourire et ces ondulations, commence à
espérer qu'il satisfait quelque peu cette femme belle, souvent
grave, mystérieuse, qu'il n'aurait jamais osé
séduire tant elle l'intimide.
Simon était rentré à Paris à la fin du mois
d'août. Le lendemain, elle rendait les clés de la maison
de location et retournait dans son atelier près de l'Estaque.
Ils ne s'étaient pas dit au revoir, pressentant sans avoir
besoin de le formuler qu'ils ne se reverraient pas. Il lui avait fallu
quelques jours avant de comprendre à quel point Simon lui
manquait. Un soir, alors qu'un orage lavait les vitres de sa chambre,
elle avait soudain éclaté en sanglots. Au milieu de la
nuit, elle avait ramassé tous ses mouchoirs en papier
chiffonnés, les avait collés sur un panneau et enduits
d'une épaisse mixture blanche souillée d'un peu de noir.
Au dos du triste tableau, elle avait griffonné : "Sale type".
Soulagée, elle avait sorti du placard la robe et le maillot de
bain qu'elle portait le jour de leur rencontre et les avait
méthodiquement réduits en morceaux avant de leur faire
subir le même sort que les mouchoirs en papier. Le second tableau
s'intitulait : "Petite conne". Le soleil commençait à
poindre. Elle s'était étirée, avait posé
les deux compositions en blanc contre le mur et décidé
qu'elle était assez forte désormais pour vivre sans Simon.
Tôt ce matin, le téléphone a sonné. On lui
proposait de participer à une exposition. Elle a retourné
son atelier, cherchant quelles toiles envoyer. Les deux compositions
oubliées ont refait surface. Le trouble passé, elle les a
jetées dans la cheminée. Elle allait craquer une
allumette quand elle s'est dit qu'il était peut-être
préférable de les montrer au galeriste. Bien sûr,
elle ne pouvait pas prévoir qu'elle allait fouler cette
terrasse, croiser ce Burri qui la ramènerait un an en
arrière et que tout cela se terminerait les jambes en l'air sur
un canapé ivoire. Un fou rire lui monte en gorge. Comme elle
tente de l'étouffer, de drôles de couinements lui sortent
de la bouche. L'homme, attisé par ces sonorités bizarres,
la serre davantage et se répand dans son ventre encore
secoué par les soubresauts d'une hilarité contenue. Il la
dévisage un instant. Fier de lire dans ses yeux, une sorte de
joie mutine, il se retire, épuisé. Et, tandis qu'elle lui
gratouille gentiment l'épaule, il soupire d'aise, certain de
l'avoir rendue heureuse.
Momina
Août 2004
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