Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 

Le Caravage, Garçon à la corbeille de fruits, vers 1593
huile sur toile, 70 x 67 cm
 
 
Matteo n'avait que neuf ans lorsqu'il subit une expérience douloureuse qui allait changer le cours de son existence, ou du moins, lui laisser entrevoir un avenir, à son sens, plus palpitant que le destin de paysan auquel sa naissance le vouait. Il était enfant de choeur depuis à peine une semaine quand le prêtre, à l'issue de la messe, l'étouffa à moitié dans l'armoire où ils rangeaient leurs habits, pour se livrer à un acte que l'église pourtant condamne. Matteo, la bouche pressée contre les dentelles et les soies du placard, n'eut aucun geste de révolte ni même de défense, tant il était vaincu par une immense surprise, très vite teintée de curiosité et d'intérêt. Afin d'acheter son silence, le prêtre lui glissa quelques pièces dans la main et Matteo comprit soudain que son corps pouvait servir à autre chose qu'à labourer les champs. Pendant quelques jours, il eut du mal à s'asseoir mais ce n'était qu'un infime désagrément car rien ne lui plaisait davantage que cet argent qu'il s'empressa de gaspiller.

Deux ans plus tard, Matteo entrait au service d'un chevalier qui se chargea de son éducation. Il lui apprit à lire, à jouer du luth, à chanter et à réciter quelques poèmes, toutes choses essentielles pour un "jeune homme de compagnie" digne de ce nom. Avec ses boucles noires, son visage d'ange et sa silhouette androgyne, Matteo ne passait pas inaperçu auprès des amis du chevalier qui se l'arrachaient. On vantait la mollesse exquise de sa bouche, la douceur de sa peau, la délicatesse de ses manières et l'insouciante drôlerie de ses propos. Un parent du chevalier lui fit connaître la passion du jeu, si bien qu'à l'âge de dix-sept ans, Matteo quittait son protecteur pour vivre au-dessus d'une taverne et s'établir à son propre compte. Les patrons n'étaient pas très regardants sur ses activités tant qu'il payait son loyer. D'ailleurs, ce que le garçon gagnait grâce à ses charmes était aussitôt dépensé à la taverne en boissons qu'il consommait plus que de raison durant ses interminables parties de cartes.   

Un soir, un jeune homme s'assit à sa table de jeu. Il parlait peu, ne buvait guère et semblait prendre tout cela très au sérieux. De temps à autre, il jetait un regard aigu sur Matteo qui lui faisait face. L'inconnu perdit beaucoup d'argent et finit par se lever, avec une certaine brusquerie. Matteo lui lança : "J'espère que nous aurons le plaisir de vous revoir !". Les autres joueurs ricanèrent. Les yeux plissés, le jeune homme murmura : "Il faudrait que je vous parle en privé". Matteo le suivit dans la rue. L'homme lui révéla qu'il était peintre et qu'il souhaitait l'avoir pour modèle. Matteo, toujours avide de nouveautés, promit de lui rendre visite dès le lendemain. Il ne devait pas tarder à déchanter. Le peintre l'installa près d'une fenêtre, avec une corbeille vide sur les genoux. Comme il n'avait pas le droit de bouger, Matteo tenta d'engager la conversation, mais les réponses laconiques, presque réticentes, du jeune homme ne tardèrent pas à le lasser. Matteo était un garçon vif, enjoué, imaginatif. On le payait pour cela, on savait qu'on allait s'amuser à ses côtés, se laisser étourdir par sa malice sans limites et son corps insatiable. Il n'avait pas l'habitude d'être posé dans un coin et observé d'un oeil glacé, précis, technique. L'attitude distante du peintre remettait en cause son pouvoir de séduction. Nulle trace de désir ou d'envie louche n'était décelable dans les gestes de l'homme qui venait parfois arranger ses cheveux, aplatir un pli de sa chemise ou redresser la corbeille. Jamais de sa courte vie, Matteo n'avait connu pareil ennui. A la fin de la séance, le peintre lui versa son dû. Matteo faillit éclater de rire. C'était à peu près la somme qu'il donnait en pourboire à la serveuse de la taverne. A tout bien réfléchir, il n'avait rien fait d'autre que de rester prostré dans un angle de l'atelier, tel un mendiant sur les marches d'une église, et cela ne méritait pas plus que cette menue monnaie qu'il empocha sans broncher. Le peintre lui proposa de revenir le lendemain à la même heure afin d'achever le tableau. Matteo partit sur un consentement évasif.

Le jour suivant, le peintre dessina des fruits et des feuilles dans la corbeille. Puis il couvrit le fond de la toile d'un vert brunâtre qui ne lui convenait pas. Il essaya de l'assombrir, tenta de le relever pour ensuite l'adoucir. Et plus il s'énervait sur ses mélanges, plus il maudissait son modèle qui ne daignait pas se présenter. Il dévora tout le raisin de la corbeille, tourna en rond dans l'atelier et, la nuit tombée, se résigna à aller chercher Matteo là où il était certain de le trouver. Le garçon avait passé l'après-midi à jouer et à boire. Il accueillit le peintre à bras ouverts et l'invita à se joindre à la partie. Le jeune homme restait debout, l'air buté. Matteo insistait, devenait cajolant, irrésistible. Le peintre hésitait. Malgré lui, il finit par avouer : "J'ai besoin de vous". Ces mots furent bientôt suivis d'un flot de paroles qu'il préféra oublier par la suite, une litanie improvisée qu'il vomissait, médusé, comme si sa bouche ne lui appartenait plus. Matteo ne comprena it rien à l'art, mais il fut touché d'entendre le peintre lui dire : "Vous êtes à la fois homme et femme... Vous êtes l'hermaphrodite... L'harmonie incarnée..." Jadis, les amis du chevalier l'avaient déjà qualifié de la sorte. Pourtant, ce soir-là, les mots résonnaient différemment. Prononcés par un inconnu qui ne badinait pas, ils acquéraient une force nouvelle, une sincérité qui acheva de le convaincre. Il pensa que les rues de Rome grouillaient de garçons aussi beaux que lui. Le peintre n'avait qu'à se baisser pour en choisir un autre. S'il était venu le chercher, cela signifiait que Matteo possédait quelque chose d'unique qui le distinguait de toutes ces petites frappes. Le garçon ramassa son argent sur la table ignorant les protestations des joueurs mécontents de le voir filer et pour la seconde fois, il suivit le peintre.

La séance fut brève. Eclairé par les chandelles, Matteo, le visage orangé, était cerné par une ombre intense que le peintre ajouta sur la toile. Il avança son chevalet si près de son modèle qu'il pouvait l'entendre respirer, sentir les fragrances alcoolisées de son haleine. Le vin changeait Matteo. Son arrogance moqueuse le quittait. Il penchait la tête, paisible, gagné par un abandon rêveur, tendre, très féminin. Le peintre voulait absolument figer cette attitude qui le ravissait. Son enthousiasme était cependant terni par des contraintes techniques. Les tonalités qu'il employait n'avaient sans doute rien à voir avec celles utilisées la veille, à la lumière du jour. Il imaginait d'avance sa déception en découvrant le tableau le lendemain. Tracassé, il se leva pour dégager le cou du garçon et ne put s'empêcher de promener ses doigts le long de sa clavicule. Il aimait le creux de son épaule. Ce puits de chair satinée lui procurait d'étranges frissons. Matteo passa son bras dans le dos du peintre et l'attira contre lui. Ils s'embrassèrent de façon confuse, fébrile. Le peintre s'écarta, haletant.

- Il vaut mieux que vous partiez, dit-il enfin. Je ne peux pas terminer le tableau sous cet éclairage. Et puis, j'ai beaucoup travaillé aujourd'hui, je suis exténué.
- Vraiment, vous me chassez ?
- Il me faut du repos. Je suis fatigué et vous aussi.
- Nous pourrions dormir ensemble.
- Je doute d'avoir sommeil si je m'allonge près de vous.
- Bien.
- Demain après-midi...
- Oui ?
- Vous reviendrez ?
- Oui, je serai là.  

Mais il ne vint pas. Le peintre se rendit à nouveau à la taverne. Matteo n'était pas dans la salle. La patronne lui apprit qu'il était mort. On l'avait retrouvé, la gorge tranchée, gisant au fond d'une ruelle. Matteo avait empoché une grosse somme au jeu la veille. Ce n'était pas prudent de se promener la nuit avec autant d'argent sur soi. Le peintre retourna dans son atelier et s'assit face au tableau inachevé. Il corrigea les tonalités, rattrapa les écarts trop évidents. Il réfléchit un instant. L'idée d'aller voler le cadavre de Matteo lui traversa l'esprit. Il sourit, un rien cynique, se disant que désormais le garçon devait avoir sur le visage une expression d'effroi qui ne lui serait d'aucune utilité. Il accrocha un miroir à côté de son chevalet et mêlant ses propres traits à ceux de Matteo, il vit apparaître sous son pinceau, un être ambigu, fusionnel, qui le fixait d'un air trouble.

Momina Août 2004