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Carl, Visage,
2003
acrylique, 25 x 21,5 cm
Ils se connaissent depuis l'enfance. La vie s'amuse à les
séparer mais ils finissent toujours par se retrouver, amis comme
avant. Cette fois, c'est différent. Elle a changé. Il ne
comprend plus ses silences et ça l'inquiète.
Elle reste des heures immobile sur une chaise ou debout, le front
collé à la vitre. Il la regarde et se sent tour à
tour, impuissant, exclu, inutile. Assise sur le canapé rouge,
elle fixe les motifs du tapis, les bras ballants. L'abat-jour rose
dessine d'étranges reflets sur ses cheveux clairs.
- Et si tu posais pour moi ?
Elle ne l'a pas entendu. Il répète sa question. Elle sort
lentement de sa torpeur. Une ombre passe sur son visage.
- Comment ça ? Tu veux dire... Nue ?
- Non. Là, telle que tu es.
Elle devine du regret dans son intonation.
- Je ne suis pas assez jolie. Tu devrais chercher un autre
modèle.
- Bah, je fais avec ce que j'ai sous la main.
Elle boude pour la forme. Il rassemble son matériel près
d'elle. Sans raison précise, il a l'impression que ce tableau
pourrait les rapprocher. Il l'a croquée des centaines de fois
mais il ne l'a jamais peinte. C'est bizarre qu'il n'en ait pas eu
l'idée plus tôt.
Elle repart déjà dans sa bulle, oubliant qu'elle doit
poser. Elle cogite, le regard emprisonné dans une fissure sur le
mur. Tandis qu'il réfléchit aux tonalités à
employer pour restituer cette lumière dans sa chevelure, le chat
saute sur la commode et bouscule la petite lampe qui vacille.
Tout est chamboulé. Dans l'ambiance soudainement tamisée,
un halo bleuté apparaît autour de la jeune fille. "Ceci
est la couleur de mes rêves", écrivait Joan Miró
sous une tache de peinture bleue. Il en mettra partout ! Ce sera la
couleur des choses qu'elle lui cache. Il attaque le tableau,
porté par un sentiment d'urgence, un enthousiasme presque
violent. Elle ne perçoit rien de son agitation euphorique.
Absente, comme exilée loin au fond d'elle-même. En une
heure, le portrait est achevé. Il attrape la jeune fille par la
main. Elle râle. Il est tout barbouillé de peinture, il va
la salir ! Tant pis, il a besoin de son avis. Elle tique devant la
toile.
- C'est moi, ça ? Avec cette auréole, on dirait une
Madone. Et ma bouche n'est pas aussi sensuelle. D'ailleurs, je vois mal
une Sainte avec des lèvres pareilles.
- Ok, ça te plaît pas.
- Je trouve le résultat ambigu comme si tu hésitais entre
la Vierge et la putain.
- Tu ne me dis plus rien. Je ne peux pas décider...
Elle s'éloigne. Elle redresse l'abat-jour rose et retourne se
lover sur le canapé. Après une longue inspiration, elle
raconte enfin ce qu'elle taisait. D'une façon brouillonne,
incohérente. Les mots sortent difficilement. Il jette un coup
d'oeil à sa toile. La jeune fille du tableau est en train de
disparaître. Peu à peu, elle perd son mystère. Il
la rejoint. Elle pose la tête sur ses genoux. Il caresse ses
cheveux clairs, ému par ce qu'elle lui révèle.
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