Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 

Felice Casorati, Donne chine sulle carte da gioco, 1954
huile sur toile, 59,5 x 93 cm
 


Farniente ou l'art de ne rien faire, en été, quand le soleil écrase les toits du village et s'infiltre par les volets entrebâillés, qui songerait à s'agiter ? Elles sont soeurs mais ne se ressemblent guère. Lucia est taciturne, passive et paresseuse alors que Rosa a une personnalité plus affirmée, extravertie, vive et curieuse, elle rit fort et parle tout le temps, souvent pour ne rien dire. Impulsive, Rosa s'emporte facilement, ses colères sont mémorables pourtant elle a un coeur d'or et même si elle gronde et bouscule Lucia, au fond, elle l'adore. Chaque après-midi, pour tromper l'ennui de ce long été, Lucia et Rosa jouent aux cartes, inventant des règles extravagantes, des variantes et des subtilités. Elles trichent sans cesse, se chamaillent comme des chiens enragés et les bouts de carton finissent par valser aux quatre coins de la pièce.

Certains soirs, lasses de s'être tant époumonées, elles s'endorment dos à dos dans le grand lit mou et ne s'adressent plus la parole jusqu'au lendemain midi. Assises à leur table de jeu, elles se disent aujourd'hui qu'elles pourraient lire l'avenir dans les cartes. Somnolente, Lucia ne manifeste que peu d'enthousiasme pour ce nouvel amusement tandis que Rosa y met toute la fougue et l'imagination qui la caractérisent. Outrepassant les méthodes habituelles de la cartomancie, elle décide qu'il faut entièrement se déshabiller pour que les cartes voient clair en nous mais Lucia, plus léthargique que jamais, n'a nulle envie de céder aux caprices de sa soeur. Rosa ôte ses vêtements qu'elle pose sur le lit puis elle se jette sur Lucia, la fait tomber sur le plancher, lui déchire sa robe préférée et malgré les cris et les protestations de la malheureuse, elle lui arrache culotte et corsage. Apparemment très humiliée par sa défaite, Lucia frotte son coude meurtri avant de retourner s'asseoir près de Rosa qui mélange le jeu de cartes. Trois fois, le destin de Lucia est étalé sur la table sans que Rosa ne parvienne à donner un sens à cette succession de symboles, ce joyeux bazar hétéroclite duquel n'émerge aucune prédiction plausible. Isolées, prisonnières du village où elles sont nées et où on les enterra probablement, les deux soeurs comprennent que les cartes n'ont rien à leur délivrer car la vie ici est bien trop prévisible, aucune aventure ne vous saute dessus aux coins des rues et d'ailleurs, par cette chaleur, autant poser la tête sur piques, carreaux, trèfles et coeurs, s'en faire un joli coussin, gentiment se laisser glisser, nues, partir sans bouger. 

Momina Mai 2004