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Giorgio de Chirico,
Mystère et mélancolie d'une rue, 1914
huile sur toile, 87 x 71,5 cm
C'est un rêve qui revient sans cesse, il vous poursuit de nuit en
nuit bien que son sens vous échappe totalement. Vous cherchez en
vain une signification, une vague résonance, un lointain
écho de votre vie consciente, peut-être un souvenir. Rien
à faire. C'est un rêve aussi têtu que muet, ponctuel
et impénétrable, régulier et fuyant.
Une petite fille n'en finit pas de remonter une rue jaune à la
rencontre d'une ombre dont vous ne découvrez jamais
l'identité. La gamine a franchi les rails du tramway. Elle
avance en poussant son cerceau. De ses pieds délicats, elle
frôle le sol avec la grâce d'une ballerine. La ville qui
l'entoure semble écrasée de chaleur. Le long portique
blanc s'étire, inquiétant. Sous les arcades, vous
imaginez une silhouette qui épie l'enfant au moment où
elle passe près d'une roulotte ouverte aux allures de monstre,
la gueule béante.
Partout, une menace rôde, atroce, rendue plus aiguë, plus
insupportable par l'innocence de la gamine qui, toute à son jeu,
ne prête pas attention aux signes qui vous obsèdent. Vous
voudriez crier, l'aider, surgir dans le rêve pour
l'arrêter, la mettre en garde, la protéger. Vous vous
réveillez toujours à cet instant, les draps moites,
entortillés autour de vous comme s'ils avaient envisagé
de vous étouffer dans votre sommeil.
Vous buvez un verre d'eau. Vous reprenez votre souffle. Avant de
refermer les yeux, vous décidez que l'enfant est allée au
devant de son père. C'est son ombre qui se profile au bout de
l'interminable rue jaune. Il est midi. L'heure du déjeuner. La
fillette sautera au cou de l'homme. Ensemble, ils rentreront à
la maison. Le mensonge vous permet de vous rendormir. Vous savez que ce
n'est qu'un répit. La nuit prochaine, le cauchemar recommencera.
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