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Gustave Courbet, L'homme blessé,
1844-54
huile sur toile, 81 x 97 cm
Il pleut. Le ciel est si bas qu'elle pourrait le toucher. Elle marche
sur une route de campagne, une longue bande de bitume qui se
déroule à l'infini. Elle avance dans le froid et
l'inconnu. Sans cesse, l'horizon recule. Et ça dure. Des heures.
Il dort sur le bas côté, le dos contre un arbre mourant.
La pluie s'arrête quand elle le découvre. Comme par magie.
Elle est heureuse, peut-être soulagée, de croiser enfin
quelqu'un sur cet interminable chemin. Elle s'approche doucement. Elle
ne veut pas le réveiller tout de suite. Elle s'accorde quelques
instants pour le contempler à son aise. Elle tombe à
genoux près de lui dans l'herbe boueuse. Il est si beau
l'assoupi, le visage encore luisant de pluie. Il a revêtu une
étrange cape brune qu'il porte sur une chemise blanche. On
dirait qu'il revient d'une soirée costumée ou alors il
est comédien. Il sortait d'une représentation. Il a sans
doute trop bu. Il est descendu d'une voiture pour vomir et ses copains
l'ont abandonné, ivre mort dans le ravin. Ils ne devaient pas
être plus frais que lui. Elle devine leurs rires avinés
dans la nuit. Elle finit par remarquer l'épée
plantée dans le sol humide. Elle se demande s'il s'agit d'un
accessoire de théâtre ou d'une arme véritable. Elle
se plaît à l'imaginer dans le rôle de Roméo
ou pourquoi pas d'Hamlet. Il a tout d'un héros shakespearien.
Elle caresse une de ses boucles noires. Sa tête roule sur le
côté. Dans son geste, la cape glisse et laisse
apparaître une grande tache d'un rouge proche de l'orangé
sur la chemise qu'elle croyait immaculée. Nom de Dieu, il est
blessé !
Elle se lève. Elle fouille dans son sac. Elle sort son
téléphone portable... Zut, plus de batterie ! Bien
sûr, sinon elle ne serait pas sur cette fichue route de campagne
à marcher dans le froid. Elle aurait déjà
appelé un taxi. Soudain, un énorme doute lui mange le
coeur. Elle s'accroupit à nouveau près du jeune homme.
Elle pose son oreille contre sa poitrine dure et... elle n'entend rien.
Elle prend son poignet, elle cherche son pouls. En vain. Elle se
relève et lui fiche un grand coup de pied dans les côtes.
Il s'affaisse un peu plus loin sans broncher. Alors elle se sauve. Elle
court aussi vite que possible sur la route glissante, elle file, elle
s'échappe, elle fuit le macchabée et elle dérape,
elle se casse la figure.
Elle s'est vraiment fait mal. Sous ses doigts, elle sent la moquette de
sa chambre. Elle est tombée du lit. Mince. La dernière
fois que ça lui était arrivé, elle devait avoir
quatre ans. Elle ricane dans le noir. Elle reste allongée par
terre. Elle a la flemme de tâtonner pour trouver l'interrupteur.
Elle se recroqueville sur elle-même dans la position du foetus.
Elle cherche qui est le type de son rêve. Elle est certaine
qu'elle le connaît. Elle passe son entourage en revue puis sa
famille, ses ex, ses copains d'autrefois. Rien à faire. Ce doit
être un acteur, un chanteur, une célébrité
quelconque. Elle n'arrive toujours pas à mettre un nom sur ce
visage. Contrariée, elle regagne sa couette. Elle se rendort.
C'est marrant. A aucun moment, elle n'a pensé qu'il pouvait
s'agir d'un tableau.
Le week-end suivant, elle accompagne un ami qui lui a rebattu les
oreilles avec la dernière exposition du Musée d'Orsay.
Malheureusement, ils ont été devancés par des
hordes de visiteurs. En attendant que le gros de la foule les laisse
accéder aux oeuvres, ils décident de faire un
détour par les collections permanentes, là où
sommeille L'homme blessé. Comme elle s'attarde sans mot
dire devant la toile, son ami lui explique que Courbet s'était
d'abord représenté avec sa compagne, alanguie sur son
épaule. La jeune femme l'ayant quitté, Courbet l'aurait
ôtée du tableau pour y demeurer seul, le coeur
blessé.
- Dommage qu'il soit mort, dit-elle sans quitter le portrait des yeux.
- Non, ce n'est qu'une petite plaie d'amour. On en guérit.
- Dans mon rêve, il était mort.
- Bah, dans la réalité aussi, il est un peu refroidi le
séduisant barbu.
- C'est ce que mon inconscient se tuait à me dire : "Cesse donc
d'aimer des artistes morts. Ouvre les yeux. Regarde les vivants. Ils ne
sont pas moins intéressants."
- Tout à fait ! Prends ton meilleur ami, par exemple. N'est-il
pas brillant, cultivé, drôle...
- T'es aussi pénible que mon inconscient.
Il grimace.
- C'est vraiment ton type d'homme, Courbet ?
- Insolent et beau... que demander de mieux ?
Jaloux de l'intérêt qu'elle porte au défunt, il la
tire par la manche vers une autre salle. Elle jette un ultime regard au
peintre et se dit qu'elle devrait passer une annonce. "Cherche sosie de
L'homme blessé. Envoyer photo et
coordonnées. Réponse assurée."
Momina
Février 2004
Voir aussi : ( Musée
Gustave Courbet )
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