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Eugène
Delacroix, Jeune orpheline au cimetière, 1824 huile sur toile, 65,5 cm x 54,5 cm Vexée de ne pas avoir le dernier mot, elle lève les yeux au ciel. Julien la regarde, amusé, et ne peut s'empêcher de lui lancer : - Allez, fais pas ta tête d'orpheline ! - Ma tête de quoi ? - Tu sais, comme la fille du tableau, là... Il mime une demoiselle éplorée, de profil, la bouche entrouverte. - Non, je ne vois pas. Il tapote sur son ordinateur portable. Après quelques clics, il tourne l'écran vers elle. - Ah, l'orpheline de Delacroix... - Quand t'es fâchée, tu lui ressembles. Surtout ce matin, avec tes cheveux attachés n'importe comment. Elle enlève sa barrette et proteste : - D'abord, je n'ai pas des oreilles d'éléphant comme elle. - Mais... - Et puis mes yeux ne sont globuleux ! - La pauvre, elle pleure. Tu n'as vraiment pas de coeur. Moi, je fonds devant ses prunelles immenses... Et ses jolies lèvres, miam ! On dirait un bonbon à la fraise. - Mouais. Je demande à la voir "en vrai"... - Si ça te dit, elle est au Louvre. - C'est trop grand, ce musée. Je me perds à chaque fois. En plus, on se marche dessus. Entre les groupes scolaires, les étudiants, les touristes et leurs différents guides... Elle enfile ses bottes et son manteau. - On y va ? - Quoi, maintenant ? - Oui, t'attends quoi ? - Je dois corriger mon rapport. - C'est le week-end, Julien ! Tu ne peux pas décrocher ? - Je veux finir ça aujourd'hui pour être tranquille demain. Je pense que l'orpheline n'aura pas bougé d'ici là. - Le dimanche, c'est pire. Il y a encore plus de monde. Il lui pince la joue. Elle s'écarte avec humeur. - Tant pis, j'irai seule. Si je ne suis pas revenue dans deux heures... - J'appelle la police. - Je préfère les pompiers. - J'alerterai toutes les casernes de France ! - Bien, à plus tard. - Bonne orpheline. Les pieds en sang, totalement lessivée par le flot des visiteurs, elle finit par aviser un gardien qui semble s'ennuyer près d'un élégant lécythe à figures noires. - Bonjour, je cherche la jeune orpheline de Delacroix. - C'est dans la section peintures françaises. - Oui, je me doute qu'on ne l'a pas accrochée au milieu des antiquités étrusques. - Oh, si vous le prenez comme ça... - Pardon mais ça fait bien une demi-heure que je tourne dans le musée sans trouver cette fichue toile. - Vous n'aimez pas Delacroix ? - Si, beaucoup... C'est juste ce tableau qui m'agace. - Pourquoi voulez-vous tant voir l'orpheline si vous ne l'appréciez pas ? - On m'a dit que je lui ressemblais, je viens vérifier. - Levez un peu la tête... Ouvrez la bouche... Ah oui, il y a un faux air. C'est indéniable. - J'aimerais m'en assurer, d'ailleurs... - Oui, excusez-moi. C'est au deuxième étage. Par les escaliers là-bas, c'est le plus simple. |
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La voilà enfin, la
pleurnicheuse, terne et toute craquelée, plus
petite qu'elle ne l'imaginait. Recroquevillée au centre de la
toile, la belle enfant a pris un méchant coup de vieux. - C'est fou ! Elle sursaute. Un homme d'une trentaine d'années se tient près d'elle. Il était déjà là quand elle est arrivée. Elle se souvient de l'avoir frôlé en s'approchant du tableau. Le regard de l'homme va de la visiteuse au modèle et vice versa. Une légère buée se forme sur les verres de ses lunettes. Il les essuie avec un bas de chemise qu'il sort de son pantalon. Elle note le strabisme divergent de son oeil droit et le Marcel blanc révélé par son geste. Attendrie, elle décide qu'un type en maillot de corps, pourvu d'un oeil folâtre, ne peut pas être foncièrement mauvais, ni même importun. - Vous... Elle... Certes, son élocution n'est pas aisée. L'émotion sans doute. - C'est dingue, vous... On dirait sa grande soeur ! Et pourquoi pas sa mère tant qu'on y est. Le pire, c'est qu'il n'a pas l'air de se rendre compte de sa maladresse. Tout à son idée, il poursuit : - Quand j'étais enfant, on m'a traîné de force au musée. La peinture ne m'intéressait guère et j'avais hâte de m'en aller mais au détour d'une salle, je l'ai rencontrée... Elle... Je ne pouvais plus bouger. - Un coup de foudre ? - Disons qu'elle m'a troublé... Aujourd'hui encore, elle me fait le même effet, comme toutes les fois où je suis revenu ici. - Elle éveille votre pitié. Vous voudriez la consoler, lui dire : "Sèche tes larmes, je suis là". - Oui... - Et ça ne vous gêne pas ? - D'être sous le charme ? - De tomber dans le panneau. Il se gratte la tête. - Mince, il y avait un piège à éviter... - La première fois que vous l'avez rencontrée, qu'avez-vous pensé ? - Qu'elle était ravissante et que ça me peinait de la voir aussi triste. - Alors, cherchant les raisons de sa détresse, vous avez lu la légende du tableau. - Il ne fallait pas ? - C'est en découvrant qu'il s'agissait d'une orpheline que votre émotion s'est transformée en pitié. Ce titre place immédiatement le spectateur dans un rôle protecteur, on a tous envie de la prendre sous notre aile. - Peut-être. - Si Delacroix avait intitulé son tableau "Au cimetière", il nous aurait offert la liberté d'imaginer l'identité du modèle. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Quelle prière adresse-t-elle au ciel ? Chacun aurait inventé le personnage de son choix : une jeune fille qui jure de ne jamais se marier tant elle voudrait rejoindre sous terre le fiancé qu'elle aimait, une adolescente qui vient de mettre au monde un enfant mort-né et qui ne comprend pas pourquoi elle a survécu à ça ou même une pauvresse qui tapine devant le cimetière car sa clientèle ne se compose que de vieux veufs... Entre nous, j'apprécie l'intensité mélodramatique du tableau, seul le titre me met en colère. Pour moi, c'est un crachat à la figure du public, c'est nier le pouvoir créatif de chacun. Vous n'avez plus qu'à vous taire et à éprouver le sentiment de compassion qu'on vous impose. - Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle. Maintenant, à cause de vous, je me sens manipulé... - Désolée. - Vous savez... Quand vous êtes entrée, je contemplais l'orpheline depuis un bon moment et j'ai eu l'impression de vivre une expérience inouïe, comme dans le film où l'acteur sort de l'écran. Tout à coup, le rêve se matérialisait. - Je ne suis pas orpheline et je rôde rarement dans les cimetières. - Mais vous, au moins, je peux vous proposer de poursuivre cette conversation devant un café... - Ah, ce n'est pas refus. En traversant le parvis du musée, elle songe à téléphoner à Julien pour l'avertir de son retard. Elle allume son portable, compose le code et se ravise. Qu'il s'inquiète, ça lui fera les pieds. La prochaine fois, il réfléchira un peu avant de lui donner un nom de tableau. |
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Momina Mars
2005 Voir aussi : ( Musée Eugène Delacroix ) |
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