Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau




Gustave Moreau, Hésiode et la muse, 1891
huile sur bois, 59 x 34,5 cm


François est scénariste. Il travaille principalement pour la télévision. Ce midi, on lui a présenté un producteur qui lui a dit : "Ah, c'est donc vous, l'homme qui taquine les muses..." L'expression l'a fait sourire car il ne se serait jamais défini de la sorte. Quand François est sorti du restaurant, il tombait des cordes. Le Musée d'Orsay n'étant qu'à deux pas, il a décidé de s'y abriter le temps que la pluie se calme.

Il déambulait d'une salle à l'autre, sans prêter attention aux toiles qui s'offraient à lui. Il pensait au scénario qu'on venait de lui commander. Il inventait les personnages, l'intrigue, les rebondissements. Totalement absorbé, il est resté planté devant un tableau sans le voir, jusqu'au moment où son regard vague s'est posé sur le titre de l'oeuvre : "Hésiode et la muse". Alors François a levé la tête, curieux de découvrir ces deux visages.

La jeune fille se tenait derrière le poète dont elle guidait la main vers les cordes de la lyre. Il l'écoutait attentif, recueilli ou pour dire les choses d'une autre façon, il l'avait sur le dos. Elle le collait, l'enlaçait, se pressait contre lui sans équivoque. Oui, d'une certaine manière, elle le dirigeait, autoritaire et grave. L'attitude fusionnelle d'Hésiode et de son inspiratrice reflétait bien l'antique croyance selon laquelle les poètes étaient les interprètes de la divinité qui les possédait et s'exprimait par leur bouche.

François s'étonnait que le peintre n'ait pas jugé utile de nommer la muse. Son air sérieux s'apparentait à celui de Melpomène mais Hésiode n'était pas un tragique et si l'on représentait l'aimable Erato avec une lyre, on lui donnait aussi les traits d'une jeune fille gaie et enjouée. Il ne pouvait pas s'agir d'Euterpe qui préférait les instruments à vent, ni de la sage Clio consultant ses tablettes et ses rouleaux. Il restait :

Calliope, la plus puissante de toutes, car elle sert de compagne aux rois vénérables.

Quelle meilleure alliée pour un aède que la majestueuse Calliope à la belle voix, cette muse de l'éloquence qui n'hésitait pas à proclamer :

Nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables à la vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est notre désir.

Une petite phrase qui permettait à Hésiode de légitimer son discours sur l'origine des dieux et du monde, quelques mots qui sous-entendaient : "Oubliez tout ce qu'on vous a raconté, je vais vous dire le vrai tel que les Muses me l'ont appris au pied du céleste Hélicon".

Si par la grâce irréelle du tableau, François était ravi de replonger dans ses souvenirs de lettres classiques, un détail cependant le choquait. Il louchait sans cesse vers les ailes verdâtres que le peintre avait cru bon de placer entre les omoplates de la divine Calliope. Certes, pour reprendre le mot de Platon, le poète est chose légère, ailée, sacrée. L'inspiration donne des ailes, mais les Muses en ont-elles ?

François ne goûtait guère cette habitude d'agrémenter les toiles de gentilles créatures volantes dès qu'il s'agissait d'évoquer un thème mythologique. Il était particulièrement tracassé car il appréciait beaucoup Gustave Moreau et s'en voulait de buter ainsi sur les plumes de canard de Calliope. Au lieu de s'abandonner dans la contemplation, de faire corps avec l'oeuvre afin de s'élever vers les hautes sphères, François demeurait les pieds sur terre. "Si je me mets à cogiter, se dit-il, le charme est rompu". Et, dépité, il tourna les talons.

De retour chez lui, François jeta son pardessus mouillé sur le dossier d'une chaise et tira du bas des étagères, un livre jaune et poussiéreux. A son avis, Moreau, peintre élégant et raffiné, ne pouvait pas être tenu responsable de ce plumage ridicule, tout juste digne d'une fille de cabaret. Cette fantaisie ailée avait dû surgir de l'imagination d'Hésiode et François parcourait "La théogonie", en quête du vers coupable. La généalogie des dieux débutait par une célébration des Muses où le poète disait :

Fières de leurs belles voix et de leurs divins concerts, elles montèrent dans l'Olympe : la terre noire retentissait de leurs accords, et sous leurs pieds s'élevait un bruit ravissant tandis qu'elles marchaient vers l'auteur de leurs jours.

 

Perplexe, François poursuivit sa lecture, oubliant peu à peu ce qu'il y cherchait. Malgré lui, il se laissait gagner par la langue primitive du poète qui alternait les énumérations sèches ou les évocations rapides avec des passages somptueux comme la guerre des Titans contre les Olympiens. François retrouvait intacte, l'émotion qui l'avait saisi étudiant, lorsqu'il s'était penché sur ce texte pour la première fois. Les mêmes doutes réapparaissaient aussi : Combien de rhapsodes avaient pu chanter les mots d'Hésiode avant qu'on ne se décide enfin à les fixer par écrit ? Comment distinguer ce qui était véritablement sorti de la bouche du poète de ce qui avait été ajouté par la suite ?

François se prépara une tasse de thé et relut "Les travaux et les jours" dans la cuisine, sur les miettes de la table. A mesure qu'il progressait, l'image du poète peinte par Moreau lui semblait lointaine et artificielle. Les oeuvres qu'il avait sous les yeux étaient le fruit de mûres réflexions, celles d'un homme de la terre qui tout en gardant ses agneaux et en cultivant ses champs avait médité sur la formation du monde et le sens de la vie.

"Evidemment, pensait François, une muse n'enlacerait pas un paysan plein de sagesse, au visage tanné par le soleil et le vent. C'est par pur souci esthétique que Moreau a représenté le poète sous les traits d'un pâtre adolescent".

De son côté, Hésiode n'avait pas rencontré les neuf Muses, mais leur présence était nécessaire pour appuyer ses propos. Personne ne l'aurait écouté s'il avait commencé son récit par : "J'ai longtemps réfléchi au pied de la montagne et voici mes conclusions". Il avait imaginé la scène et Moreau avait illustré ce rêve. Partant de là, Calliope pouvait bien s'envoler dans un battement d'ailes de canard... François referma le livre jaune en songeant qu'il avait un scénario à écrire et que nulle muse, hélas, ne viendrait l'aider.




Momina Janvier 2005

Extraits : ( La théogonie )  Voir aussi : ( Musée Gustave Moreau )