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Maurice Denis, La petite
fille à la robe rouge (ou L'enfant au tablier), vers 1899 huile sur carton, 39 x 46,5 cm Elle se prénommait Noëlle mais on l'appelait Nono, estimant que quatre lettres suffisaient amplement à désigner une fillette haute comme trois pommes. Elle était la fille aînée de Maurice, sa préférée, celle qui avait le rare privilège d'être la seule "femme" de la maison à avoir le droit de franchir le seuil de son atelier. Nono aimait s'occuper des pinceaux et des brosses. Elle les nettoyait et les faisait sécher sur un torchon propre avant de les classer, par taille, dans les pots. Elle rebouchait les tubes de gouache et rangeait les couleurs sur la table comme son père le souhaitait : les tons froids à droite, les tons chauds à gauche, le noir et le blanc au centre. Elle taillait ses crayons, nettoyait ses gommes sur un morceau de bois et protégeait ses esquisses dans des cartons à dessin. Lorsque tout lui semblait en ordre, Nono sortait trottiner dans le parc, son chien sur les talons, un gentil bichon qui la suivait n'importe où et qui daignait lui obéir de temps en temps. Nono flattait les fleurs pour qu'elles s'ouvrent de ravissement. Elle interrogeait les arbres, certaine que ces grands sages lui répondaient à leur manière, en agitant leurs feuilles. Elle inventait des présages en observant le vol des oiseaux. Elle jouait avec les fourmis, les scarabées et les escargots. Elle discutait aussi avec son chien dont elle comprenait les pensées, rien qu'en plongeant les yeux dans les siens. Elle courait alors à la maison, sautait sur les genoux de sa mère et lui expliquait : "Mon chien m'a dit que je m'endormirais mieux le soir si tu me lisais des histoires plus souvent". Ou encore : "Mon chien a très envie de prendre le thé dans le jardin et il regrette que je n'aie pas de dînette". Un matin, elle déboula dans l'atelier et lança : "Mon chien aime beaucoup ce que tu peins, papa. Mais il trouve qu'il n'y a pas assez d'enfants dans tes tableaux et ça le rend un peu triste". Bien qu'interrompu dans son travail, Maurice n'eut aucun geste d'humeur. Il se tourna vers Nono qui attendait sa réaction, un timide sourire au coin de la bouche. Quittant son bureau, Maurice poussa un vieux fauteuil Voltaire près de la fenêtre et demanda à sa fille d'y prendre place. Il installa le bichon aux côtés de sa maîtresse et recula de quelques pas pour juger de l'effet. Un ruban de velours gris retenait les cheveux de Nono. Elle n'avait pas trop sali ses bottines dans les allées du jardin et sa robe d'un élégant bleu pâle s'harmonisait bien avec ses prunelles. Maurice saisit son carnet de croquis et s'assit près de la gamine. Ils restèrent un long moment silencieux, si bien que le bichon finit par s'endormir, la gueule contre la cuisse de la fillette qui lui grattait la tête. Pour ne pas être à son tour vaincue par le sommeil, Nono décida de soulever un problème qui la tracassait. - Dis papa... - Oui ? - Tu savais qu'il y avait deux fins au Petit Chaperon rouge ? - Je connais celle où elle se fait dévorer par le loup après sa grand-mère. - Il y en a une autre où un chasseur arrive. Il tue le loup et lui ouvre le ventre. Comme ça, le Petit Chaperon rouge et sa mamie sont sauvées. - Je préfère la première version. - Pourquoi ? - Avec l'autre fin, les petites filles n'auraient plus peur du méchant loup. Elles se diraient : "Bah, ce n'est pas grave s'il me mange, le chasseur me délivrera". - Maman aime mieux l'autre fin. - Et toi ? - J'hésite. C'est pour ça que je t'en parle. Distraite par une pie qui venait de toquer à la vitre, Nono demeura les yeux dans le vague. Une mèche de cheveux blonds s'était échappée du ruban et tombait à présent sur sa joue. Maurice allait recoiffer l'enfant mais elle pencha la tête en arrière pour voir la couleur du ciel. - A quoi tu rêves, ma Nono ? - Oh je ne rêve pas, je réfléchis. - Tu penses au Petit Chaperon rouge ? - Non... A des choses... Maurice posa son crayon sur la feuille. - Tu peux aller jouer dehors si tu veux. Nous continuerons plus tard. Nono ne se fit pas prier. En un clin d'oeil, elle était déjà dans le jardin, précédée par son chien qu'elle avait réveillé d'un coup de coude. Maurice les regardait chahuter et se rouler dans l'herbe. La fillette lança un bâton que le chien refusa d'aller chercher. Dépitée, elle grimpa dans un noisetier. Le bichon jappait en griffant le tronc de l'arbre, furieux de ne pas pouvoir suivre sa maîtresse qui lui tirait la langue. Maurice referma la porte de l'atelier et rassembla ses esquisses sur sa table de travail. Il se caressa le menton. Ses dessins de la matinée ne lui plaisaient pas vraiment. Il se rendait compte qu'il avait croqué la Nono rêveuse, celle qui lui échappait et qui souvent l'inquiétait. Maurice adorait la vivacité de sa fille, son intelligence, son espièglerie. Mais la gamine avait aussi de fréquentes absences qui l'agaçaient. Dès qu'elle rêvassait le nez en l'air, Maurice s'évertuait à la ramener à la réalité. Il lui avait appris de courts poèmes qu'elle récitait sans la moindre hésitation. Grâce à lui, elle savait compter sur ses doigts et écrire son prénom au bas de la feuille. Il corrigeait ses barbouillages et lui enseignait les secrets de la perspective, des volumes et des ombres. Il lui montrait les oeuvres des maîtres italiens et lui inculquait un semblant de notions religieuses pour l'aider à apprécier ces tableaux. Hélas Nono préférait les contes de fées aux histoires bibliques. L'Enfer et le Paradis, le Bien et le Mal, n'avaient aucune prise sur son jeune esprit. Nono évoluait dans un univers paisible, dénué de tout péché, où les hommes n'entraient jamais en guerre et ne cherchaient pas davantage à se voler ou à se duper. Cette candeur fascinait Maurice autant qu'elle le préoccupait. Quand il avouait ses craintes à sa femme, elle haussait les épaules et soupirait : "On dirait que tu n'as jamais été enfant. Souviens-toi de cette époque, même si tu as grandi depuis. Et laisse ta fille dans son joli monde où les plantes et les animaux parlent. Elle comprendra bien assez vite ce qu'est la vraie vie. Tu verras comme tu regretteras alors ses rêveries et son innocence". Le lendemain, Maurice se leva tôt pour répondre au courrier qui s'entassait sur son bureau. Il avait déjà rédigé deux lettres quand il vit passer Nono devant la fenêtre de l'atelier. Elle remontait l'allée au pas de course, vêtue d'une robe rouge qui lui donnait des allures de Petit Chaperon. Intrigué, Maurice ouvrit la porte pour l'appeler. La gamine se figea devant un parterre de fleurs roses. - Bonjour papa ! - Eh bien, où cours-tu de si bon matin ? - Le jardinier m'attend pour cueillir des fraises. - Ah, je comprends ta hâte... - Maman a promis de faire une tarte et avec le reste des fruits, on va préparer des confitures. - Tout ça m'a l'air bien appétissant. - Oui, on va se régaler. - Allez, file, je ne te retiens pas. - A tout à l'heure ! Elle se sauva en direction du potager et c'est ainsi que Maurice la peignit, avec son envie de sucreries, les yeux pétillants de gourmandise, les mains en avant prêtes à fouiller les fraisiers. Nono le lutin malicieux en quête de fruits magiques, la petite fée des fleurs née un matin de printemps, radieuse et vrombissante comme l'abeille qui butine au bord de l'allée. Fidèle à son principe selon lequel un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées, Maurice mêla avec délicatesse le rouge, le rose et le jaune, ces tonalités fraîches et vives qui ressemblaient à la Nono qu'il aimait, sa diablotine au coeur tendre, son elfe rieur qui d'un regard savait embellir ce qui l'entourait. Son oeuvre achevée, Maurice adossa le bout de carton contre le mur et réalisa soudain qu'il avait oublié de dessiner le chien. Nono sans son bichon, ce n'était plus vraiment sa fille. Maurice n'avait pas la place de l'ajouter derrière l'enfant et s'il le plaçait devant, cela déséquilibrait l'agencement subtil de sa composition. Nono aurait l'air de courir après lui ce qui n'était pas l'idée recherchée. Bien sûr, il pouvait toujours biaiser et raconter à sa fille que le brave bichon était hors-cadre, loin de l'enfant qui trottinait trop vite pour ses courtes pattes. Mais Nono sentirait la supercherie. Il fallait trouver une excuse imparable. Le visage de Maurice s'éclaira. Après tout, le chien avait "dit" que ses tableaux manquaient d'enfants, il n'avait jamais parlé d'animaux. Maurice s'était contenté de lui obéir en peignant ce qu'on attendait de lui. |
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Momina Mai
2005 Voir aussi : ( Musée Maurice Denis ) |
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