Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau


Ernst Ludwig Kirchner, Cafe Garden, 1914
huile sur toile


La guerre. Les hommes n'ont plus que ce mot à la bouche. On sent chez eux une fébrilité malsaine, une sorte d'impatience. Ils lisent les journaux, se tachent les doigts, s'abrutissent le crâne à envisager des alliances et des ennemis. Comme s'il n'y avait rien de mieux à faire que d'aller s'entretuer par un si bel été. L'un dit qu'il s'engagera pour sauver la patrie, l'autre pense qu'ils seront mobilisés bien assez vite. Sarah soupire. Marlene les prie de changer de sujet.



Ils ont vu une pièce très drôle, hier, au théâtre. Ils citent quelques répliques savoureuses à Marlene qui n'est pas la dernière quand il s'agit de s'amuser. Sarah observe les deux hommes qu'elle connaît à peine. Elle imagine que dans leurs têtes tout est bien rangé : un tiroir pour la guerre, un pour les pièces légères, l'autre pour le badinage, celui d'en dessous pour le mariage et ainsi de suite. Quand ils ouvrent l'un, ils ferment l'autre, ça leur paraît évident. Alors qu'une tête de femme ressemble davantage à une malle où toutes les pensées se mêlent. Rien n'est cloisonné, figé ou ordonné. En plaisantant, les femmes glissent souvent des choses sérieuses que les hommes n'entendent pas. Et quand les hommes se moquent des femmes, ils ne comprennent pas pourquoi elles se vexent. Ils disent : "Allons, je te taquinais". Comme si cela pouvait tout excuser.

Marlene vient d'un milieu modeste mais elle est plus cultivée que Sarah. Elle côtoie de nombreux artistes et lit tout ce qui lui tombe sous les yeux. Féminine, séduisante, un brin coquette, Marlene a pourtant une vraie tête d'homme avec plein de tiroirs où tout est trié, impeccablement compartimenté. Chez elle, cependant, le tiroir des sentiments semble coincé ou alors elle en a perdu la clé. Marlene ne s'attache jamais. Elle pioche un soupirant au hasard, se divertit quelques jours avec lui et passe au suivant. Elle ne vit ni drame, ni passion. Tout coule gentiment. Sarah, c'est plus compliqué. On l'invite à prendre un verre, on la fait rire, on couche avec elle et au matin, on l'oublie. Par malchance, Sarah tombe souvent amoureuse de ses amants et Marlene la traite de petite sotte pour cela. Sarah s'accroche, elle insiste, elle envoie des lettres désespérées. On l'invite à prendre un autre verre, on essaie de la faire sourire, on couche encore avec elle et au matin, on s'enfuit.

L'année dernière, après une soirée particulièrement arrosée, Sarah et Marlene se sont retrouvées dans le même lit. Au réveil, un peu honteuse, Sarah a découvert Marlene qui dormait nue à ses côtés. Elle a enfilé un peignoir, ouvert les rideaux et, c'était là le plus bizarre, elle a récité ce que les hommes lui disent d'ordinaire : "Nous avons passé un moment agréable... Il vaut mieux en rester là..." Marlene a hoché la tête. Elle a juste marmonné : "En effet, c'est plus sage". Elle s'est rhabillée et elle a déguerpi. Sarah pensait que leur relation prendrait un nouveau tournant après cette nuit. Mais rien n'a changé depuis. Marlene a refermé la parenthèse, classé l'histoire au fond du tiroir. Elles continuent de se voir comme si de rien n'était, jamais une allusion, pas le moindre sous-entendu.

Ernst arrive avec son carnet de croquis. Il embrasse Marlene sur la joue et salue les autres d'un sourire. Il refuse poliment de se joindre à eux. Il sera plus à son aise pour dessiner, seul, à la table voisine. Il commande une bière et sort un crayon de sa poche. Marlene propose une cigarette à Sarah. Elle lui dit qu'elle a repéré une robe magnifique dans une boutique de sa rue. Le bas des manches est entièrement brodé et agrémenté de perles véritables. Hélas, le prix exorbitant dépasse ses faibles moyens. L'homme à la barbe s'empresse de saisir la perche qu'on lui tend : "Je veux bien vous l'acheter, ma chère, si vous me laissez vous l'ôter". Marlene glousse et l'homme comprend que l'affaire est conclue. Pour ne pas être en reste, son ami demande à Sarah ce qui lui ferait plaisir. Sans l'ombre d'une hésitation, elle répond : "Un tableau de Monsieur Kirchner". Ernst relève la tête de son dessin. Marlene lui explique que Sarah a été très impressionnée par les toiles qu'elle a entraperçues dans son atelier quand elles sont venues lui rendre visite, l'autre fois. "La violence des couleurs" fait Sarah "la puissance des contrastes, c'est étrange dans vos tableaux, on dirait que vous êtes un homme en colère alors qu'en réalité, vous m'avez l'air plutôt inoffensif..."

Ernst éclate de rire. Marlene fiche un coup de pied à Sarah sous la table. Elle se souvient d'une conversation récente où Sarah regrettait de ne pas avoir été aimée d'un peintre. Marlene lui avait pourtant conseillé d'abandonner cette idée : "Jeunes, les peintres sont charmants, enthousiastes. Ils veulent révolutionner la peinture et n'ont guère le loisir de tomber amoureux. S'ils essuient des critiques et des refus, ils sombrent dans la mélancolie. Incompris, ils sont alors trop malheureux pour aimer qui que ce soit. Certains se suicident, d'autres renoncent à l'art et deviennent aigris. Mais s'ils rencontrent le succès, leur arrogance les rend détestables. A leurs yeux, plus aucune femme n'est digne de leur amour".

Bien entendu, Sarah n'en fait qu'à sa tête. Elle s'est levée pour jeter un oeil au carnet de croquis. Penchée sur l'épaule du peintre qu'elle frôle de ses seins, elle commente chaque dessin avec cette candeur malicieuse qui désarme tant d'hommes.

- C'est nous ! s'écrie-t-elle soudain en pointant du doigt une esquisse.
- Oui... J'aime beaucoup l'ambiguïté de votre attitude... On ne sait pas si vous allez prendre une cigarette dans l'étui ou choisir de caresser la main de Marlene... C'est un effleurement aussi sensuel qu'incertain... Si j'en fais un tableau, les gens auront du mal à interpréter votre geste. Certains se demanderont si vous êtes amies ou amantes...

Il aiguise son regard. Comme elle rougit, il finit sa bière, persuadé d'avoir déterré quelque secret.



Momina Mars 2005