Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
 

  Max Ernst, La femme chancelante (ou La femme penchée), 1923
huile sur toile, 130,5 x 97,5 cm

 
En ce temps-là, une attraction faisait fureur sur un paquebot reliant le Nouveau Continent à l'Ancien. Quelques minutes avant la cloche du déjeuner, Fortuna la ballerine se tenait en équilibre sur une étrange machine qui oscillait de droite à gauche et de gauche à droite. Les voyageurs, le souffle court, la regardaient ainsi pencher tantôt vers l'océan qui pouvait l'engloutir, tantôt vers le pont où elle risquait de se briser les os.

- aaaAAAaah, disait Fortuna les cheveux dressés sur la tête.

On ne savait pas trop comment interpréter ce cri. Pour la plupart des spectateurs, il s'agissait d'un hurlement de terreur. D'autres avançaient que les "aaaAAAaah" de Fortuna exprimaient aussi du plaisir, un peu comme lorsqu'on monte sur la grande roue. On a peur et l'on s'amuse en même temps. Il va sans dire que ceux-là enviaient Fortuna. Les derniers n'osaient rien supposer, ils la suivaient des yeux et finissaient par avoir la nausée. D'ailleurs le cuisinier du paquebot détestait cette attraction qui coupait l'appétit des clients.

- Pauvre demoiselle, disait un gros banquier en déshabillant Fortuna du regard. Il faut être bien cruel pour songer à malmener de la sorte une délicate danseuse.
- Elle a pourtant l'air d'apprécier son numéro, fit une actrice.
- Non, protesta un industriel. On l'a forcée la malheureuse, c'est évident. L'inventeur de cette attraction est un fou.
- Pardon, mon cher, dit une vieille dame, mais je connais Max Ernst et il n'est pas fou. C'est un poète, un peintre...
- Un Surréaliste ! criait un journaliste en se frayant un passage.
- Un fou, répéta l'industriel. C'est bien ce que je pensais.
- aaaAAAaah, disait Fortuna qui chancelait vers les flots.

- Et c'est Monsieur Ernst qui a inventé la machine ? demandait un petit garçon à la vieille dame.
- Oh, non. Max a découvert ce curieux engin dans une revue du siècle dernier. Je crois qu'il s'agit d'un prototype de machine à égaliser les vagues par gros temps. N'est-ce pas charmant ?
- Dieu ! s'exclama l'actrice. Si les ingénieurs sont aussi poètes, où
allons-nous ?
- La poésie est partout pour qui sait la voir, fit le gros banquier en promenant ses yeux dans le décolleté de l'actrice.
- Tout à fait, dit la vieille dame. Max est capable de trouver son inspiration dans des ouvrages de botanique ou des catalogues d'outillage.
- Il est connu pour ses collages, complétait le journaliste.
- Moi, grommela le gros banquier, je ne vois pas l'intérêt de "coller"cette jeune femme sur une machinerie pareille.
- aaaAAAaah, disait Fortuna en penchant vers le pont.

- L'attraction vous déplaît ? se renseignait le capitaine.
- Elle est fantastique ! criait le petit garçon.
- Sadique, corrigeait le gros banquier.
- Impressionnante, dit l'actrice, très troublante.
- Incompréhensible, inquiétante et absurde, fit l'industriel.
- C'est un numéro très poétique, tentait d'expliquer la vieille dame.
- Comme toute création surréaliste, approuvait le journaliste. Ernst nous propose ici une réflexion sur la chance, une approche onirique.
- Ou plutôt une illustration de la magie du hasard, reprit la vieille dame.
- aaaAAAaah, disait à nouveau Fortuna.

 
  Le petit garçon, doté d'une insatiable curiosité, se demandait à présent quel était le rôle de la pierre que Max Ernst avait cru bon de poser près du prototype. L'actrice pensait qu'il fallait la jeter sur Fortuna si l'on était déçu par le spectacle. Selon l'industriel, on devait s'en servir pour casser la machine et délivrer l'innocente acrobate. Son épouse disait que la pierre était là pour offrir un point fixe et reposant aux yeux étourdis par le numéro. La vieille dame se souvint de deux vers écrits au bas d'un tableau de Max Ernst. Elle les récita :

Le regard de nos yeux pleins d'ombre est dirigé vers le pavé qui va tomber
La gravitation des ondulations n'existe pas encore

Des "oh" admiratifs se mêlèrent aux "aaaAAAaah" de Fortuna sur sa machine. La cloche sonna. Par petits groupes, les invités se dirigeaient vers le restaurant. L'actrice prit le bras de la vieille dame.

- Je n'ai qu'un seul reproche à adresser à Max Ernst.
- Ah, lequel ?
- On ne voit pas les yeux de Fortuna, dissimulés par ces affreux tubes d'airain, de sorte que nous ne connaîtrons jamais son âme.
- Le hasard est aveugle, ma chère.
- J'ai découvert, dit le journaliste, qu'un homme jette un voile sur le visage de Fortuna à l'issue du spectacle et qu'il la raccompagne à sa cabine d'où elle ne bouge plus jusqu'au lendemain.
- Fortuna restera donc une énigme, se résigna l'actrice.
- Vous pensez qu'elle a des ventouses sous ses chaussons de danse ? fit soudain l'industriel.
- Ce serait de la triche ! protesta le petit garçon.
- Sois sans crainte, lui dit la vieille dame. Comment veux-tu que des ventouses puissent adhérer avec tous ces embruns ?
- J'aime mieux ça, conclut l'enfant, sinon je ne tremblerais plus pour elle.

Le capitaine écoutait les conversations en se frottant les mains. Son paquebot grouillait de voyageurs, plus ou moins ravis, mais dont Fortuna savait divinement taquiner l'imagination.

 

Momina Novembre 2003