|
Pierre Gaurskine, Et si
c'était
vrai, 2003
technique mixte sur papier, 50 x 65 cm
Monsieur Cosset était comptable dans une grande entreprise. Il
arrivait au bureau tous les matins à 8H45 et en partait tous les
soirs à 17H45. Il ne parlait pas beaucoup. C'était un
homme aussi effacé qu'efficace. Le midi, il boudait ses
collègues pour manger un sandwich, seul, sur ses dossiers. On ne
lui connaissait pas d'amis. Il vivait dans un petit appartement sombre
au deuxième étage d'un immeuble ancien. Il passait son
temps libre dans un fauteuil en velours usé, à lire ou
à faire des mots croisés.
L'été, Monsieur Cosset déjeunait au parc. Il
aimait manger son sandwich sur le banc près du saule pleureur.
Parfois une mère de famille ou un couple d'amoureux lui volait
sa place ce qui le contrariait infiniment. Monsieur Cosset errait alors
dans le jardin public à la recherche d'un autre endroit
où engloutir, sans plaisir, son repas. Quand le hasard
bousculait ses habitudes, il avait du mal à digérer.
Un midi, Monsieur Cosset dégustait un panini jambon-fromage
à l'ombre du saule pleureur. Une fillette jouait au ballon dans
l'allée. Elle avait une belle robe qu'elle ne tarderait pas
à salir. De temps à autre, elle regardait Monsieur Cosset
qui détournait les yeux à chaque fois. N'y tenant plus,
la gamine vint devant lui, sa balle sous le bras.
- Monsieur...
- Oui ?
- Vous croyez qu'il y a des fées qui vivent dans les arbres ?
Monsieur Cosset s'essuyait les lèvres sur sa serviette en
papier. Les enfants avaient des questions bien saugrenues auxquelles il
était délicat de répondre, aussi
préféra-t-il se taire. La gamine désigna le saule
pleureur du bout du menton.
- J'ai entendu une voix hier qui venait de cet arbre.
- Ah... Une gentille voix ?
- Une voix de dame qui disait : "Aide-moi ! Aide-moi !"
- Tu as sans doute rêvé, ma petite. Les arbres ne parlent
pas.
- Aujourd'hui, on n'entend rien mais hier je vous jure...
- Je viens ici tous les midis et je t'assure que le saule ne dit jamais
rien.
- Peut-être que la dame est morte parce que personne ne l'a
aidée.
- Allons donc.
Un banc plus loin, une jeune femme appelait la petite fille.
C'était l'heure de rentrer à la maison. La gamine fit un
signe d'adieu à Monsieur Cosset et suivit sa mère. Se
retournant pour considérer l'arbre, Monsieur Cosset n'entendit
que le vent dans les feuilles. Il se dit qu'il devait manquer
d'imagination.
Le lendemain, Monsieur Cosset dévorait un énorme pan
bagnat sur son banc attitré. Sans se l'avouer, il guettait le
bout de l'allée espérant voir surgir la gamine de la
veille. Il essayait de faire durer son déjeuner mais il ne
pouvait pas se permettre d'attendre très longtemps sinon il lui
faudrait quitter le travail plus tard ce soir. Il y aurait davantage de
monde dans les transports en commun et plus aucun siège de
libre. Quand il arriverait chez lui, son émission de radio
favorite aurait déjà commencé. Dès qu'on
déplaçait une chose, tout était
décalé. Monsieur Cosset n'aimait pas se laisser submerger
par l'imprévu.
- Je suis derrière... derrière...
Oh, la coquine. Elle s'était cachée dans son dos pour le
surprendre. Monsieur Cosset fit volte-face, esquissant un sourire
malhabile. La gamine n'était pas derrière lui. Il ne
voyait que le saule pleureur agiter ses branches comme pour attirer son
attention. Monsieur Cosset soupira. Toute la matinée, il avait
songé aux histoires de la fillette et s'était
trompé dans ses calculs pour la première fois en vingt
ans de carrière.
- Aidez-moi, dit la petite voix. Je vous en prie, aidez-moi.
Monsieur Cosset, prenant garde qu'il n'y ait personne dans les parages,
s'entendit demander :
- Mais qui parle ? Qui êtes-vous ?
- Aidez-moi, fit le saule, aidez-moi...
- Que dois-je faire ?
- Venez... Approchez...
Monsieur Cosset avala la dernière bouchée de son sandwich
avec un morceau de serviette en papier et se leva. Il se trouvait
terriblement stupide de céder de la sorte. Le saule
frémissait d'impatience.
- Plus près... Approchez-vous...
- Comment puis-je vous aider ?
- Si vous preniez ma place...
- Que me chantez-vous là ?
- Approchez encore...
Monsieur
Cosset s'avança de quelques pas. Aussitôt, le saule
enroula ses branches autour du cou du comptable. Il crut qu'il allait
mourir étouffé par les lianes. Il suffoquait. Le souffle
lui manquait, son corps se raidissait. Il sentait ses pieds s'enfoncer
dans la terre et durcir, durcir. Il souffrait atrocement. Baissant les
yeux, il découvrit qu'il
avait pris racines. Ses jambes tremblèrent un court instant
avant de se figer. Il voulut crier. Aucun son ne sortit de sa bouche.
Son sang devenait
sève, ses cheveux feuilles et sa langue écorce. Des
branches lui poussaient à la place des bras, déchirant
ses habits. Il avait envie de pleurer tant la douleur était
vive.
Le saule se transformait à son tour en une ravissante jeune
fille aux longs cheveux blonds. Elle avait l'air si triste. Ses yeux
cernés semblaient avoir versé quantité de larmes.
Elle détacha ses bras de Monsieur Cosset, changé en
marronnier, et s'éloigna dans sa robe chiffonnée, sans un
remerciement, sans même un regard.
Monsieur Cosset finit par s'habituer à sa nouvelle vie d'arbre,
rythmée par les saisons, réglée par les heures
d'ouverture et de fermeture du jardin public. De sales gamins se
pendaient parfois à ses branches ou lui arrachaient ses feuilles
quand ils n'urinaient pas contre lui. Les amoureux passaient des heures
à se lécher la figure sous son ombre ou à graver
leurs initiales dans son écorce. Mais les gardiens du parc
avaient le coup de sifflet facile. Ils savaient comment aider Monsieur
Cosset dans ces moments pénibles. Et puis, la gamine venait
souvent jouer près de lui. Elle s'amusait à faire
rebondir son ballon contre le tronc de Monsieur Cosset. Evidemment, il
ne fallait pas lui parler sinon il l'aurait effrayée avec sa
grosse voix mais il pouvait secouer ses feuilles pour la saluer ou
laisser tomber un marron à ses pieds. Elle le ramassait et le
mettait dans sa poche avant de filer rejoindre sa mère. Monsieur
Cosset était heureux de la voir emmener avec elle, une petite
partie de lui. Il patientait ainsi jusqu'à sa prochaine visite.
Momina
Février 2004
|
|