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Juan Gris,
Nature morte en face de la fenêtre ouverte
(Place Ravignan), 1915
huile sur toile, 116 x 89 cm
Elle a traversé la place inondée de lumière. Sa
jupe rose lui battait les chevilles. Accoudé à la
fenêtre de l'atelier, il la regardait partir au bras de Pierre.
Avant de monter dans la voiture, elle lui a fait un petit signe de la
main. Il ne voyait pas bien son visage à demi ombré par
un chapeau de paille. Il ne distinguait que sa bouche qu'il venait
d'embrasser quelques instants plus tôt.
Il est resté longtemps à la fenêtre après
leur départ. Il observait les rares passants. Montmartre dormait
encore sous un ciel intense. Il a ouvert les bras comme s'il voulait
étreindre l'azur, l'attraper tout entier pour le mettre sur la
toile, avec les volets clos des immeubles d'en face, les platanes
où gazouillent les moineaux, le fer forgé de la
balustrade et le rideau de leur chambre. Il s'est allongé sur le
divan, les yeux rivés sur ce carré bleu irréel,
délimité par l'encadrement de la fenêtre. "Mon
premier jour de liberté sans elle". Il s'est promis de figer ce
matin, de le rendre éternel.
Pierre a insisté pour qu'il vienne, prétextant que l'air
iodé soignerait son asthme. Elle cherchait aussi à le
convaincre. Elle avançait qu'il trouverait une inspiration
nouvelle en changeant de décor. "J'ai besoin d'être seul.
Je travaillerai mieux sans toi". Elle n'a pas apprécié.
Il regrettait de l'avoir peinée mais il ne trouvait pas les mots
qui consolent. Elle a pris son sac et lui a offert ses lèvres
fermées sur le seuil. Puis elle a suivi Pierre dans
l'obscurité de l'escalier. Il s'est précipité
à la fenêtre. "Pourvu qu'elle se retourne, qu'elle ne
parte pas fâchée". Elle l'a salué au dernier
moment. Elle lui pardonnait, elle qui comprend tout.
Il ajoutera du rose sur le tableau, une couleur rare sur sa palette,
inhabituelle, un cadeau pour elle. Le rose de sa jupe, du velours de sa
bouche, de la douceur de ses cuisses où il aime poser la joue
quand il doute. Il glissera un réverbère dans un coin de
la composition, en souvenir de leurs baisers sous les halos jaunes, les
soirs d'ivresse. Il poussera devant la fenêtre, le
guéridon qu'ils ont chiné ensemble. Il posera dessus le
livre que Pierre leur a dédicacé, le journal de la
veille, un télégramme porteur de bonnes nouvelles, le
verre d'eau qu'elle boit au réveil et peut-être une
bouteille. "Tes peintures manquent de femmes", lui dit parfois Pierre.
"C'est bien beau tes natures mortes, c'est très
esthétique, mais ça ne remplacera jamais une demoiselle
dévêtue. Vous autres Cubistes, vous vous privez du
fascinant privilège de votre profession, celui de demander
à une ravissante inconnue de venir se déshabiller chez
vous au nom de l'Art".
Les Nus, ce n'est pas pour lui. Il préfère dessiner des
fruits, des guitares ou des cartes à jouer. Ses modèles
lui fichent la paix et sa femme n'en est pas jalouse. Que demander de
mieux ? "Un peu plus d'émotions, mon cher", lui dirait Pierre.
Mais ce matin n'appartient qu'à lui, sa femme qui lui fait un
signe avant de partir aussi. Il rusera. Elle sera dans son prochain
tableau, cachée dans chaque détail, car même
absente, il devine sa présence discrète dans les objets
imprégnés d'elle. Il ne peut les contempler ou les
toucher sans penser à elle. "J'ai besoin d'être seul
pourtant je t'aime plus que tout". Voilà ce qu'il fallait lui
dire. Ce n'était pas bien compliqué. Il lui expliquera
cela à sa manière, en peignant la Place Ravignan vue de
leur fenêtre. Elle sourira devant la toile, elle qui comprend
tout.
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