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Francesco
Hayez, Accusa segreta, 1847-48
huile sur toile
Tous les matins, c'est le même rituel. Ils déjeunent sur
la terrasse près du Grand Canal. Ils conversent paisiblement. En
réalité, elle ne l'écoute que d'une oreille.
Parfois, elle lui dit qu'elle a besoin d'argent comme aujourd'hui. Elle
doit passer chez l'apothicaire. Il s'inquiète : "Seriez-vous
souffrante, ma chère ?". Non, elle a simplement commandé
une potion contre les piqûres de moustiques. Il frôle sa
main qu'elle ôte pour arranger sa coiffe où il ne
décèle aucun désordre. Le domestique fait son
entrée habituelle. Il s'incline devant elle, une lettre
posée sur le petit plateau d'argent.
Elle prend la missive et se lève. Face au Canal, le front
baigné de lumière rose, elle lit. Puis elle jette un
regard vague sur les palais voisins. Dans un soupir, elle se retourne
les yeux rivés au sol et reste ainsi un court instant. C'est le
moment qu'il préfère. Il le guette avec une impatience
qu'il a du mal à contenir. Elle est si belle, le menton
soucieux. Il faudrait inventer de nouveaux mots pour la décrire.
Oh, oui, là elle est parfaite. Son adorable téton
affleure, palpitant au grand jour dans l'éclat de sa
fraîcheur nacrée. Suffoquant de honte, il ne peut
s'empêcher de penser : "Dieu que le malheur lui sied". Sa peine
et ses cris tus le plongent toujours dans une incommensurable extase.
Devinant qu'il l'observe, elle laisse tomber la lettre dans les eaux
troubles du Canal. A ce signal, il s'approche d'elle et murmure : "Mon
amie, que puis-je faire pour vous aider ?". Alors, comme hier et les
jours d'avant, elle s'effondre dans ses bras. Elle déverse son
chagrin contre son cou mais elle ne lui explique rien.
A quoi bon ? Quelques amis bien intentionnés lui ont
déjà tout révélé. Tendrement, il
enlace l'infidèle, celle qui a l'âge d'être sa fille
et qui aime un autre homme, plus jeune que lui. C'était
inévitable... Enfin, de là à s'amouracher du comte
Alessandro, ce vil séducteur, ce bandit sans vergogne ! Toutes
les polices de Venise sont à ses trousses
depuis plus d'un mois, sans succès. Personne ne sait où
il se cache. Sauf elle. Il embrasse ses cheveux et ses tempes, glisse
sur sa joue et presse ses lèvres contre le sel amer de ses
larmes. Il est persuadé qu'elle a mis Alessandro à l'abri
dans leur résidence d'hiver, en Toscane. Le secret
découvert, on la menace de livrer son amant aux
autorités. Angoissée, elle achète un silence dont
le prix augmente sans cesse. Elle fait sortir des sommes faramineuses
et pour la couvrir, il est obligé de mentir à leur
comptable qui ne comprend pas où file cet argent.
Il effleure son dos, essayant d'apaiser les hoquets de ses sanglots.
Sous ses doigts, il sent la soie verte de sa robe peu à peu
tiédir à son contact. Privée de son amant,
dévorée par la crainte, elle est devenue plus douce,
malléable, presque docile. La nuit, elle cherche souvent le
refuge de son épaule. Elle ne se raidit plus de
dégoût quand il s'étend sur elle. Sans aller
jusqu'à éprouver du plaisir, elle n'a cependant plus
l'air de prier, les poings serrés, pour qu'il achève vite
sa besogne. Non, désormais, elle l'accueille et tant que son
amant ne lui sera pas rendu, elle continuera d'accepter les caresses
qui l'éloignent un temps de ses tourments. Songeur, il
s'écarte pour mieux la regarder. Elle relève la
tête et le considère à son tour. Il vacille. La
bouche entrouverte, elle semble sur le point de lui confesser ce qui la
torture. Il frémit à cette idée. La sueur perle
sur son front. Si elle se décide à parler, en
échange, il devra bien lui avouer qu'il est l'auteur de ces
lettres qui la font tant pleurer.
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