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David Hockney, Mr and Mrs
Clark and Percy, 1970 acrylique sur toile, 213 x 304 cm Celia ouvre la porte et s'écrie : "Ossie vient de se lever, il est encore sous la douche !". Elle fait entrer David qui lui tend un sachet en papier. Il a pensé qu'à cette heure, des muffins, c'était mieux qu'un bouquet. Celia sourit. Très bonne idée. Elle va préparer du thé. Sur la table de la cuisine, David remarque une bouteille de bière vide et un mégot écrasé dans la capsule que Celia s'empresse de jeter à la poubelle. Elle passe un rapide coup d'éponge. Ossie est rentré tard hier. Il aura sûrement une sale tête sur la photo. David hausse les épaules. Tant pis. On gâchera de la pellicule. Il s'assied sur un tabouret pendant que Celia met l'eau à bouillir. - Comment je dois m'habiller à ton avis ? - Je te trouve très bien comme ça. - C'est une création d'Ossie, ma préférée. - Raison de plus pour la garder. Il l'étudie du coin de l'oeil. Elle est vraiment à son avantage dans cette longue robe violette qui accentue ses petits seins haut perchés. A la voir, on ne dirait pas qu'elle a mis au monde un bébé joufflu, l'année dernière. David demande des nouvelles du rejeton. Il est à la campagne, chez les parents de Celia. Il lui manque beaucoup mais la prochaine collection les accapare. Ils ont du boulot par-dessus la tête. La nuit, Celia rêve de ses tissus, de ses motifs... C'est dire. Selon David, c'est tout à fait normal. Lui, il rêve bien de ses tableaux. Celia l'envie parce qu'il ne connaît pas le stress des délais à respecter. Il a cette chance de pouvoir créer à son rythme. Le thé est absolument infect. David ajoute du sucre. Celia fait passer l'amertume avec un muffin. - Tu as déjà peint des couples ? - Non, plutôt des tableaux à deux personnages. Pas des couples officiels. - Tu veux que nous posions dans le salon ? - Près de la fenêtre, ça me paraît bien. - Nous serons à contre-jour. - C'est très flatteur pour le teint et ça atténuera les cernes d'Ossie. Celia entame un autre muffin. Si son mari ne se dépêche pas, il ne pourra pas y goûter. La bouche pleine, elle parle des toiles californiennes de David. Elle se souvient de ses piscines et de ses villas sous le soleil. Elle regrette que la lumière londonienne ne soit pas aussi intense. "Aussi sexy" ajoute David, un rien rêveur. Celia ne relève pas. Elle finit courageusement sa tasse. David émiette un gâteau et se renseigne sur les tendances de la collection. Celia refuse de divulguer quoi que ce soit. - Même à un ami ? - Même ! C'est top secret. - Bon, je n'insiste pas. - Tu viendras au défilé, n'est-ce pas ? Et surtout après, pour nous soutenir ! - Je suis sûr que ça va marcher. Tout le monde vous adore. - Tu parles, on nous attend au tournant. A chaque fois, j'ai l'impression de repartir de zéro. Et encore, je n'oeuvre que dans l'ombre. Ossie est plus exposé que moi. C'est lui, la star. - Tu es sa muse et sa complice. C'est un rôle délicat, j'imagine. - Epuisant, tu veux dire ! La "star" choisit ce moment pour pénétrer dans la cuisine. Il donne une tape amicale dans le dos de David en s'excusant pour son retard. Celia lui propose du thé. Il décline l'offre, en homme avisé. Par contre, il prendrait bien du jus d'orange. Celia se lève. Ossie lui pique le tabouret. Il inspecte le fond du sachet. - J'avais amené des muffins... - Désolée, on ne t'a rien laissé. - Bah de toute façon, je me sens barbouillé. - Tu as trop bu hier. - Non, j'ai été raisonnable. - Ne mens pas, je t'ai entendu ronfler. - Et alors ? - C'est bien la preuve que tu étais ivre. D'ordinaire, tu... - Ouais, bon, on va pas se chamailler devant David. Je te rappelle qu'il est venu photographier les Clark, ce couple uni, créatif, brillant, que le tout Londres admire ! - Justement tu aurais pu faire l'effort de ne pas te présenter avec une gueule de bois. - Celia, tu me fatigues... David allume une cigarette et dissimule son envie de rire derrière la fumée. Celia pose un verre de jus d'orange devant son mari et dit qu'elle les abandonne pour aller se maquiller. Entre deux gorgées, Ossie raconte sa soirée à David ainsi que les derniers potins qui circulent. Il y avait aussi cette actrice déjantée, la vieille peau, qui lui a sauté dessus en lui demandant s'il assurait un "service après vente". Elle est folle amoureuse d'un étudiant qui a déchiré sa "merveilleuse robe à fleurs" dans un élan passionné. Elle comptait l'amener à l'atelier pour voir si c'était réparable. Ossie a promis de se pencher sur la question. - Elle ferait mieux de coucher avec des types de son âge. Ils sont plus soigneux. - Ouais mais c'est ma meilleure cliente, j'allais pas lui dire ça. Le chat de la maison saute sur la table. Ossie lui gratouille le dessous du menton. - Tu as réfléchi au tableau ? - Vaguement. - Ce serait cool de faire la séance photo dans la chambre avec Celia étendue sur le lit en train de feuilleter un magazine et moi, allongé sur le dos, genre bel indifférent. - Mmh. - Ou sinon dans la salle de bain. Elle se met du rouge à lèvres et moi, je la regarde dans le reflet du miroir... - Celia préfère poser dans le salon. - C'est un peu conventionnel, non ? - Le mariage l'est aussi. - Tu sais très bien pourquoi je l'ai épousée. - Je généralisais, ne le prends pas mal. - C'est ok. On fera comme tu voudras. Après tout, c'est ton tableau. - J'aimerais qu'il te plaise. - T'inquiète pas pour ça. Celia passe la tête par l'entrebâillement de la porte. - Oh, non Percy descends de là ! On a dit : "Pas de chat sur la table". Mais Percy s'en fiche. Il lèche les miettes de muffin. - Bon, je suis prête. On peut commencer. David prend son sac de photographe et suit Celia dans le salon. Ossie débarrasse la vaisselle sale qu'il rince en baillant. Puis il attrape Percy par la peau du cou. Après une seconde d'hésitation, il le retourne et le lâche afin de vérifier que les chats retombent toujours sur leurs pattes. Percy se réceptionne impeccablement. Un sans faute sur le carrelage glissant. Il sort de la pièce, très digne, la queue droite. Ossie lui emboîte le pas. Celia a ouvert une des persiennes du salon sur un ciel qui hésite entre le gris et le bleu, imprévisible comme tout printemps anglais. David la rassure. Si le soleil ne figure pas sur les clichés préparatoires, il l'ajoutera sur la toile. Elle l'aura cette belle lumière qu'elle aime tant. Ce détail réglé, Celia s'attaque à la tenue d'Ossie. - Tu n'as pas l'intention de garder ces habits, n'est-ce pas ? - Quel est le problème ? - Ce sont des vêtements pour traîner le week-end à la maison, pas... - Il se trouve que nous sommes dimanche et qu'effectivement, je suis chez moi. - Oui mais du coup, c'est moi qui ai l'air endimanchée ! - Pas du tout. - Et puis le vert de ton pantalon jure avec la couleur de ma robe. - N'importe quoi. - David, tu es d'accord avec moi... - Non. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'il pose ainsi. - C'est un portrait de couple. Il me semble qu'il faut un minimum d'harmonie. - Je ne vous considère pas comme une entité mais comme deux individus aux personnalités bien distinctes. Vous êtes également très indépendants. Et ça m'intéresse de le souligner, ne serait-ce que par ce contraste vestimentaire. Celia accuse le coup. David a toujours été plus proche de son mari. Pourtant, elle espérait qu'il la soutiendrait par galanterie. Ossie, que cette conversation indiffère, en profite pour tirer le téléphone jusqu'au fauteuil dans lequel il s'affale. Celia fronce les sourcils. - Tu attends un coup de fil important ? - Quelqu'un que j'ai rencontré hier... Tu aurais dû venir. Tout le monde m'a demandé pourquoi tu n'étais pas là. - J'étais vraiment fatiguée. - Qu'est-ce que tu as fait de beau ? Tu ne m'as pas raconté. - Rien de spécial. J'ai corrigé quelques croquis en écoutant la radio. David a terminé sa mise au point. Il relève la tête. - Bon, les Clark... On se concentre et on me fait un sourire ? Sans attendre leur approbation, il les mitraille comme un lâche, planqué derrière son objectif. Pris au dépourvu, Ossie reste avachi sur le fauteuil. Celia se glisse près de lui et l'enlace. Il rouspète parce que ses boucles blondes le chatouillent. Elle se redresse et appuie l'avant-bras sur son épaule. Il lui dit qu'on ne verra pas sa robe si elle continue à se cacher dans son dos. Elle vient s'asseoir sur l'accoudoir et ne tarde pas à réaliser que la position est inconfortable. Sous les crépitements de l'appareil, elle s'éloigne d'Ossie pour échouer devant le volet clos. David s'écroule sur le canapé. - Bien ! Une petite pause le temps que je change de pellicule et on fait une autre série... - Tu penses que celle-ci est ratée ? - Non, au contraire. J'aime beaucoup quand tu es debout parce que ça change du portrait de couple traditionnel. D'habitude, l'homme se tient fier et triomphant, l'air dominateur, tandis que son épouse est assise, humble et soumise. Là, on inverse les rôles et ça m'amuse. Il charge une autre pellicule. - Par contre, on ne pourrait pas mettre un truc près du téléphone ? Y'a un trou, c'est moche. Il balaie la pièce du regard. - Quelque chose de vertical... La lampe bleue, par exemple. Ossie va chercher l'objet qu'il installe à l'endroit voulu. David lui offre une cigarette. Les deux hommes fument tandis que Celia arrange ses cheveux. Elle propose à David de remplacer le cendrier qui trône au milieu de la table basse par un vase qu'elle a acheté récemment. Ossie s'étouffe. - Il est vert, ça va jurer avec la couleur de ta robe ! Ignorant cette perfidie, Celia dispose le vase et un livre sur la table. David feuillette l'ouvrage qui se révèle être un banal catalogue d'échantillons. La couverture jaune est néanmoins du plus bel effet. Satisfait, David invite les Clark à poursuivre la séance. Celia se campe à nouveau devant le volet. Ossie regagne son fauteuil. Et le chat vient s'asseoir sur les genoux de son maître. - Oh, voyez qui s'invite ! Ossie papouille l'animal. Celia soupire. - Fais-le partir... Ouste, Percy, va t'en ! On ne veut pas de toi sur notre portrait. Mais Percy s'en fiche. Par la fenêtre, il regarde les feuilles des arbres frémir sous le vent. - Y'a pas à dire. C'est photogénique un chat blanc. Tout de suite, ça apporte une touche étincelante à la composition. Mais Percy se fiche autant des compliments de David que des ordres de Celia. Il a repéré un oiseau dans le feuillage. - Tourne un peu la tête, Percy... Montre tes jolis yeux à David... Allez, sois cool. Mais Percy s'en fiche encore. Même s'il a un faible pour Ossie, lui obéir serait contraire à sa nature de chat. Le téléphone sonne. Ossie se baisse pour décrocher ce qui dérange Percy dans son observation. Il quitte le fauteuil et s'approche de David. Il se frotte en ronronnant contre le bas de son pantalon qu'il couvre de poils blancs. Contrarié, David est sur le point de flanquer un léger coup de pied à l'animal lorsque Celia s'avance vers lui, le freinant dans son geste. - Tu veux une autre tasse de thé ? - Non, merci. Je pense que je vais vous laisser. - Oh, déjà ? David écarte gentiment le chat et remballe son matériel. Celia s'étire. - Tu es sûr que tu as tout ce qu'il te faut ? - Oui, ça ira... Et si j'ai besoin de peaufiner quelques détails, je vous demanderai de poser chez moi. - Avec plaisir. Tu sais comme je suis impatiente de découvrir le tableau. - Ne commence pas avec tes délais, hein. Je te rappelle que je crée à mon rythme. - C'est ça, moque-toi. David salue Ossie qui interrompt sa conversation téléphonique pour lui lancer : "Merci d'être passé. On prend un verre bientôt." David acquiesce. Il embrasse Celia sur la joue et s'en va sans dire au revoir au chat. Mais Percy s'en fiche. Il vient de retrouver sa balle sous le canapé. |
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Momina Mai 2005 |
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