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Edward Hopper, Sunlight in a Cafeteria, 1958
huile sur toile, 102,2 x 152,7 cm
Elle sera là comme chaque matin. Il sortira du travail, elle se donnera du courage pour aller au sien. Elle aura commandé un café. Elle réfléchira. Elle est toujours pensive. Il la regardera à s'en user les prunelles. Elle ne le remarquera pas. Elle rêvera de quitter cette ville mais pour aller où ? Elle sentira sa gorge se nouer.
Il espère qu'elle portera la robe bleue qui met si bien en valeur ses seins lourds, merveilleux. Peut-être ont-ils le goût des pommes acidulées. Il salivera à cette idée. Elle regrettera d'avoir mis sa robe bleue dont le décolleté est trop échancré. On lui fera comprendre que c'est de sa faute si son patron essaie de la coincer, s'il laisse traîner ses mains sur elle dès qu'elle lui apporte un dossier. Leurs sous-entendus la saliront davantage. Elle ravalera ses larmes.
Il n'osera pas l'aborder. Il aura peur d'être rejeté, peur qu'elle ne revienne plus à la cafétéria s'il se montre maladroit. Elle est comme un animal blessé, un rien peut l'effaroucher. Il se lèvera, esquissera un pas vers sa table et puis non, il poussera la porte. Dehors, il marchera la tête baissée. Il pensera : "Demain, je lui parle, c'est décidé."
Elle a mis sa robe bleue. Le soleil lui lèche les épaules. Dans l'ombre, il l'étudie bien qu'il la connaisse par coeur : ses cheveux entre l'or et le cuivre, son nez un peu court, ses mains potelées, ses chevilles solides, le creux de ses cuisses. Elle ouvre un journal vers la fin, à la page des petites annonces. Elle fouille dans son sac et fronce les sourcils. Elle se tourne vers lui.
- Pardon, Monsieur. Auriez-vous un crayon à me prêter ?
Il se lève et lui tend un stylo publicitaire en précisant : "C'est là où je travaille."
- Grand Hotel, lit-elle. Je passe devant tous les matins.
- Je suis gardien de nuit et vous ?
- Secrétaire mais je cherche un autre emploi.
- Quelque chose de mieux payé, de différent ?
- Oh, ce n'est pas pour ça.
- Racontez-moi.
Il s'assied à sa table sans lui demander la permission. Elle finit sa tasse de café. Sur le rebord en faïence, ses yeux sombres le dévisagent.
Il ne la jugera pas. C'est écrit sur sa figure. Il ne va pas insinuer qu'elle l'a bien cherché avec ses tenues aguichantes. Il n'est pas comme les autres. Il lui sourit d'un air engageant. Elle le trouve séduisant. Elle arrivera en retard ce matin. Ou alors il dira : "N'y retournez plus. Venez avec moi." Et elle le suivra.
Momina Février 2004 |
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