Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau


William Holman Hunt, Isabella and the Pot of Basil, 1867
huile sur toile, 187 x 116 cm


Nadine est aussi brune que belle, d'une élégance naturelle, simple, chaleureuse. Elle a épousé le patron d'un grand laboratoire pharmaceutique à qui elle a donné des jumeaux. A leur naissance, elle a arrêté de travailler sans ressentir le besoin ou l'envie de reprendre un emploi par la suite. Elle vit à Paris, dans un quatre pièces confortable. L'endroit qu'elle préfère, c'est sa cuisine d'un jaune pimpant qui rehausse si bien la délicate patine des tomettes. Sous la fenêtre, elle a installé une desserte qui appartenait jadis à sa grand-mère. Cette table est surchargée de plantes aromatiques en pots.

Une sauge aux feuilles veloutées et un pied de lavande gris côtoient un persil frisé et un romarin aux branches élancées. Le thym et l'estragon encadrent une menthe poivrée qui se donne des allures de reine. Nadine adore s'occuper de ses herbes, ça la détend. Elle les nettoie, les débarrasse de leurs feuilles abîmées, leur ôte un à un les pucerons qui osent s'y aventurer. Elle les effleure pour qu'elles libèrent tous leurs parfums. Elle ferme les yeux près du thym et rêve d'une sieste dans les garrigues, bercée par les cigales. La menthe lui évoque la fraîcheur suave d'un matin anglais tandis que la sauge l'entraîne en Italie quand un orage d'été met en émoi la flore brûlée par le soleil.

Son mari vient parfois l'aider en cuisine pour le seul plaisir de la regarder s'affairer autour de ce petit carré de verdure. Nadine est très sensuelle quand elle jardine, peut-être parce qu'elle lui échappe totalement dans ces moments-là. Les mains noires de terre, elle repousse du poignet une mèche de cheveux qui la dérange. Elle prélève quelques brins de romarin qu'elle passe sous l'eau froide avant de les jeter dans un plat qui mijote. Penchée au-dessus du faitout, elle ressemble à une magicienne qui prépare une potion mystérieuse. Elle invente aussi des desserts, étranges et délicieux, comme une crème brûlée à la lavande ou un sorbet de citron vert à la coriandre.

Pour son anniversaire, il lui a offert une affiche d'art, dénichée dans le bric-à-brac insensé d'un bouquiniste. Encadrée de bois sombre, elle est accrochée près de la table à fines herbes. Le tableau s'intitule Isabella and the pot of basil. Il représente une jeune fille éplorée qui enlace amoureusement un basilic ruisselant. Quand elle entretient son jardin aromatique, Nadine se demande ce qui est caché dans le récipient orné d'une tête de mort. Elle interroge les yeux du modèle en quête d'une réponse qu'elle n'obtient jamais.  

Il est trois heures du matin. Nadine ne dort pas à cause de la pleine Lune. Elle s'agite dans les draps. Elle a trop chaud. Son mari ronfle, étalé sur le dos, les bras en croix. Lasse, Nadine va à la cuisine se préparer une tasse de tilleul qu'elle emmène au salon. Elle pose la tisane sur la table basse, près d'un recueil de poésies de John Keats. Elle ouvre le livre au hasard, certaine qu'il l'aidera à regagner son lit au plus vite. Le titre d'un des poèmes la fait sursauter : Isabella and the pot of basil. Elle lit d'une traite la terrible histoire, inspirée de Boccace...

Isabella aime Lorenzo qui travaille pour ses frères, de riches négociants. Mais les coquins ont de plus hautes espérances pour leur soeur. Ils entraînent Lorenzo dans une obscure forêt et le tuent sans autre forme de procès. Ils l'enterrent et racontent à Isabella qu'ils l'ont envoyé loin pour leurs affaires. Isabella se languit. Elle pense que Lorenzo l'a oubliée. Un soir, elle le voit en rêve. Il lui révèle l'endroit où les vilains frères l'ont caché. Le lendemain, Isabella se rend sur les lieux, elle fouille la terre de ses blanches mains et découvre le corps de son amant. Elle veut le ramener pour lui offrir une sépulture plus décente mais il est trop lourd, elle est trop faible. Alors elle lui tranche la tête qu'elle enfouit dans un pot où elle sème du basilic. La plante devient magnifique, arrosée chaque jour par les larmes d'Isabella. Intrigués, les frères dénichent au fond du pot, la tête de Lorenzo qu'ils reconnaissent à sa chevelure bouclée. Ils s'enfuient laissant Isabella qui finit par mourir de chagrin.

Nadine referme le livre et s'en retourne à la cuisine pour nettoyer sa tasse. Elle contemple l'affiche accrochée près de ses herbes. Elle est signée William Holman Hunt. Nadine n'a jamais entendu parler de ce peintre. Dans la chambre, elle allume l'ordinateur en espérant que le tapotement des touches ne réveillera pas son mari. Grâce à Internet, elle apprend que Hunt n'est pas le seul à avoir illustré ce poème de Keats. Quatre autres tableaux abordent le même sujet. Pourtant, aucun ne lui plaît autant que celui décorant sa cuisine.



Sir John Everett Millais (1849)
John Melhuish Strudwick (1879)


John White Alexander (1897)
John William Waterhouse (1907)


L'Isabella de Millais est une blondinette gracile qu'elle imagine mal déterrer un cadavre. Celle de Waterhouse a tout de la bonne anglaise élevée au porridge. Celle de Strudwick fait penser à Circé ou à une quelconque héroïne de la mythologie. Elle est saisie à l'instant où ses frères, qu'on voit par la fenêtre, viennent de lui dérober son basilic. John White Alexander propose une Isabella très stylisée qui se confond presque avec son pot de terre. Non, décidément, aucune de ces demoiselles ne possède l'intensité dramatique, la fièvre liée à la détresse et au malheur, qu'on devine dans les prunelles du modèle de William Holman Hunt. Poursuivant son enquête, Nadine comprend que la jeune femme dans sa cuisine n'est autre que Fanny, la charmante épouse du peintre. La toile avait été commencée à Florence où le couple faisait une halte au cours d'un périple vers la terre Sainte. Fanny venait de mettre au monde leur fils et était restée très affaiblie par l'accouchement. Deux mois plus tard, elle s'éteignait. De retour à Londres, Hunt avait achevé le tableau en hommage à celle qu'il aimait tant.

Nadine s'allonge près de son mari qui, tourné sur le côté, a cessé de ronfler. Elle appuie son front entre les omoplates du dormeur et repense à ce qu'elle vient de lire. Isabella est une histoire d'amour et de mort, une tragédie. Seul Hunt, qui avait connu le déchirement d'une séparation avant l'heure, pouvait retranscrire le poème de Keats d'une façon aussi pure et vraie. Isabella pleure son amant mort, Hunt pleure sa femme disparue qu'il tente de retrouver en la peignant. Il ne faut pas chercher plus loin. Nadine embrasse l'épaule nue de son mari. Elle lui racontera tout cela demain quand ils prendront leur petit déjeuner sous le regard éperdu de la belle Isabella.

Momina Mars 2004

Voir aussi : ( William Holman Hunt )