Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 

Henri de Toulouse-Lautrec, La Toilette, 1896
huile sur carton, 67 x 54 cm


Elle s'appelle Mathilde. Son amant vient de la quitter. Il épouse demain une lointaine cousine qui lui est depuis longtemps promise. Mathilde a senti les bras de son homme se refermer sur elle pour la dernière fois. La porte a claqué. Elle reste seule dans le silence vide de la chambre. Elle contemple le désordre amoureux qui l'entoure. Elle se souvient. Devant elle, une baignoire bleue. Mathilde hésite à se laver. Elle voudrait garder sur elle l'odeur de...

Non, ça ne va pas. Ce n'est pas ça. Il faut reculer de quelques pas.



Elle s'appelle Jeanne. Elle est danseuse dans un cabaret. Hier, elle s'est blessée au final du french cancan. Personne n'en a rien su mais elle est rentrée chez elle en boitillant. Ce matin, sa jambe lui fait encore un peu mal. Elle a descendu son bas noir pour se masser la cuisse. Elle regarde la baignoire bleue. Elle est lasse. Elle attend quelque chose qu'elle ignore. Bientôt, elle aura 27 ans. Elle est un peu déprimée à cette idée. Elle se demande ce qu'elle va devenir. Danseuse, c'est pas un métier, lui disait sa mère. C'est pas une vie non plus. Mais que faire ? Epouser ce banquier qui tous les soirs inonde la loge de roses ? Lui donner des enfants ? Etre comme tout le monde ? Jeanne grimace. Elle pense à Nini, son amie qui pose pour les peintres. C'est une activité où on ne risque ni entorse, ni déchirure. Pour une vieille de 27 ans, c'est intéressant. Mais quel peintre voudrait d'elle, avec ses cuisses maigres, sa poitrine d'enfant et ses hanches de garçon ? Jeanne soupire.

Revenir vers le tableau, pencher la tête. Faire de la buée sur la vitre de protection.

Elle s'appelle Madeleine. C'est la fille du marchand de couleurs. Toulouse-Lautrec lui a demandé si elle pouvait poser pour lui dimanche. Mais cette peste a refusé. Encore une imbécile qui pense que tous les peintres sont des débauchés. Une idiote qui s'imagine qu'on risque sa vertu en se déshabillant dans un atelier. Toulouse-Lautrec est rentré, dépité, non, plus que dépité, disons très en colère. Il s'est jeté sur son fusain. Il a gribouillé quelques croquis. Puis il a mis tout cela en forme sur la toile. Il a peint Madeleine de dos, pour bien montrer son refus, pour ne pas lui donner de visage. Son dos, obstiné, méchant. Il l'a installée dans un fouillis de draps près d'une baignoire où elle pourra se laver de toutes les humiliations supposées. Madeleine la Sainte-Nitouche. Madeleine si belle avec sa bouche gourmande, ses pommettes hautes et ses grands yeux gris. Personne n'en saura rien. Bien fait pour elle.

Un couple entre dans la salle consacrée aux huiles de Toulouse-Lautrec. La femme se plante devant La Toilette, vous obligeant à vous écarter. L'homme lit la légende du tableau.

- Il paraît, dit-il, que cette toile date de 1889 et non de 1896 comme c'est écrit là. Lautrec se serait inspiré de Degas qu'il admirait. On reconnaît d'ailleurs un peu son style.
- Alors cette demoiselle est une danseuse comme les aimait Degas ?
- Mmh, pas sûr. A mon avis, c'est encore une peinture de bordel.
- L'intérieur d'une maison close ?
- Je pense, oui. Lautrec passait sa vie chez les prostituées.
- Avec son physique aussi, compatit la femme, ça ne devait pas être évident...

Ils gloussent. Après un instant qui vous semble interminable, ils quittent la petite salle. Vous reprenez votre place devant La Toilette.

"Une prostituée". Mince alors. A chacune de vos visites au musée d'Orsay, vous avez inventé de nouvelles identités à cette femme mais elle n'était jamais tombée si bas. Vous posez votre front contre la vitre de protection. Quelque chose s'est coincé dans votre gorge. Vous êtes venu rêver tant de fois dans cette salle, fasciné par ce tableau méditatif, par ce sentiment d'attente qui transpire sous les traits colorés. Vous avez donné mille visages à l'inconnue et avez béni Lautrec de vous laisser ainsi libre de la créer comme bon vous semblait. L'art de suggérer, de ménager des espaces où l'imagination de chacun est souveraine. Une femme de dos, tout le monde peut se l'approprier, la métamorphoser à sa guise. Elle est ravissante un jour et sinistre le lendemain. Parfois elle pleure, d'autres fois elle sourit, pensive. Et toujours, demeure cette envie de poser la main sur son épaule pour la voir se retourner. Une prostituée ! Soudain vous n'osez plus la regarder de la même manière, vous ne savez plus comment l'appeler. Elle vous paraît bien maigrichonne. Elle doit être malade : tuberculose, syphilis... Et elle est sûrement alcoolique aussi. Sa chair laiteuse que vous aimiez tant a maintenant des reflets tristes, des ombres verdâtres et putrescentes. Vous pensez à ces mains d'hommes qui l'ont usée, abîmée, tout comme les propos des deux visiteurs.

Vous sortez de la salle, dévalez les escaliers, retrouvez le marbre du rez-de-chaussée. Vos pas résonnent sur les dalles. Vous faîtes un détour par la boutique du musée. Vous achetez La Toilette en carte postale. Dehors, il fait beau. Vous marchez la carte à la main, manquez de vous assommer contre un lampadaire. Vous attendez à l'arrêt du bus. La pauvre. Vous ne pouvez pas l'abandonner dans la misère où vous venez de la plonger. Ce serait de la non-assistance à personnage en détresse. Vous vous concentrez sur la petite reproduction...

Elle s'appelle Hélène. Elle est mariée à un vieux monsieur très riche qui ne la touche plus. Hélène adore l'opéra. Elle a une liaison avec son professeur de chant. Non, elle est la maîtresse d'un poète célèbre... Le bus arrive. Vous continuerez en chemin.

Momina Novembre 2003