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Henri de Toulouse-Lautrec, La Toilette, 1896 Non, ça ne va pas. Ce n'est pas ça. Il faut reculer de quelques pas.
Revenir vers le tableau, pencher la tête. Faire de la buée sur la vitre de protection. Elle s'appelle Madeleine. C'est la fille du marchand de couleurs. Toulouse-Lautrec lui a demandé si elle pouvait poser pour lui dimanche. Mais cette peste a refusé. Encore une imbécile qui pense que tous les peintres sont des débauchés. Une idiote qui s'imagine qu'on risque sa vertu en se déshabillant dans un atelier. Toulouse-Lautrec est rentré, dépité, non, plus que dépité, disons très en colère. Il s'est jeté sur son fusain. Il a gribouillé quelques croquis. Puis il a mis tout cela en forme sur la toile. Il a peint Madeleine de dos, pour bien montrer son refus, pour ne pas lui donner de visage. Son dos, obstiné, méchant. Il l'a installée dans un fouillis de draps près d'une baignoire où elle pourra se laver de toutes les humiliations supposées. Madeleine la Sainte-Nitouche. Madeleine si belle avec sa bouche gourmande, ses pommettes hautes et ses grands yeux gris. Personne n'en saura rien. Bien fait pour elle. Un couple entre dans la salle consacrée aux huiles de Toulouse-Lautrec. La femme se plante devant La Toilette, vous obligeant à vous écarter. L'homme lit la légende du tableau. - Il paraît, dit-il, que cette toile date de 1889 et non
de 1896 comme c'est écrit là. Lautrec se serait
inspiré de Degas qu'il admirait. On reconnaît d'ailleurs
un peu son style. Ils gloussent. Après un instant qui vous semble interminable, ils quittent la petite salle. Vous reprenez votre place devant La Toilette. "Une prostituée". Mince alors. A chacune de vos visites au musée d'Orsay, vous avez inventé de nouvelles identités à cette femme mais elle n'était jamais tombée si bas. Vous posez votre front contre la vitre de protection. Quelque chose s'est coincé dans votre gorge. Vous êtes venu rêver tant de fois dans cette salle, fasciné par ce tableau méditatif, par ce sentiment d'attente qui transpire sous les traits colorés. Vous avez donné mille visages à l'inconnue et avez béni Lautrec de vous laisser ainsi libre de la créer comme bon vous semblait. L'art de suggérer, de ménager des espaces où l'imagination de chacun est souveraine. Une femme de dos, tout le monde peut se l'approprier, la métamorphoser à sa guise. Elle est ravissante un jour et sinistre le lendemain. Parfois elle pleure, d'autres fois elle sourit, pensive. Et toujours, demeure cette envie de poser la main sur son épaule pour la voir se retourner. Une prostituée ! Soudain vous n'osez plus la regarder de la même manière, vous ne savez plus comment l'appeler. Elle vous paraît bien maigrichonne. Elle doit être malade : tuberculose, syphilis... Et elle est sûrement alcoolique aussi. Sa chair laiteuse que vous aimiez tant a maintenant des reflets tristes, des ombres verdâtres et putrescentes. Vous pensez à ces mains d'hommes qui l'ont usée, abîmée, tout comme les propos des deux visiteurs. Vous sortez de la salle, dévalez les escaliers,
retrouvez le marbre du rez-de-chaussée. Vos pas résonnent
sur les dalles. Vous faîtes un détour par la boutique du
musée. Vous achetez La Toilette en carte postale.
Dehors, il fait beau. Vous marchez la carte à la main, manquez
de vous assommer contre un lampadaire. Vous attendez à
l'arrêt du bus. La pauvre. Vous ne pouvez pas l'abandonner dans
la misère où vous venez de la plonger. Ce serait de la
non-assistance à personnage en détresse. Vous vous
concentrez sur la petite reproduction... Momina Novembre 2003 |
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