Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 

Rembrandt, Le peintre dans son atelier, vers 1629
huile sur toile, 24,8 x 31,7 cm
 

 
L'instant douloureux qui précède le premier coup de pinceau. L'intense concentration avant le défi à relever. Vous vous êtes tellement reculé que vous ressemblez à une petite tache de couleur perdue au fond du décor dépouillé, pour ne pas dire misérable. La toile vierge, au contraire, a des proportions écrasantes, démesurément intimidantes, à l'image du feuillet vide sur lequel je comptais évoquer un peintre dans son atelier. Des oeuvres de ce genre, je pourrais vous en citer jusqu'au bout de la nuit. Le problème, c'est qu'il y a souvent un modèle alangui sur un sofa ou qui rôde quelque part dans la pièce. Parfois des visiteurs regardent le peintre en train de copier un vase chinois ou une coupe de fruits. Le pire étant l'artiste, reflété dans un miroir, qui exécute son autoportrait et nous propose ainsi trois fois sa tête sur le même tableau !

Par chance, je vous ai rencontré. J'ai beaucoup aimé l'apparente humilité de votre attitude, la simplicité dramatique, évidente, de votre représentation. J'ai alors compris que ce n'était pas tant l'artiste dans son univers qui m'intéressait mais bien ce moment précis où l'on fait le point avant de se lancer. Aucun mot ne saurait rendre avec autant de force ce que vous avez su décrire en quelques coups de pinceau. J'étais à la fois très jalouse de votre talent et assez contente de vous voir souffrir de la sorte. Vous avez habilement choisi de donner le rôle principal à cette toile qui nous tourne le dos. Elle est là, fière, trônant comme une papesse sur son chevalet. Elle vous nargue : "Tu oserais me souiller?!". On l'entend presque ricaner.

Grâce à vous, j'avais enfin mon sujet. C'était le minimum pour commencer. Que peindre ? Que dire ou écrire ? Sitôt qu'on a la réponse, d'autres soucis surgissent. Là, je parie que vous vous demandez : "Comment mettre cela en forme ?". Vos brosses à la main, vous interrogez la surface d'un blanc immaculé, cherchant à ordonner mentalement l'espace dans lequel vous allez jouer. Vous définissez la structure pour visualiser le tableau avant de le peindre, quitte à vous surprendre en cours de route. Du "Comment" découle fatalement le "Pourquoi". Oui, pourquoi figer cet instant ? Quelles émotions vous traversent ? Quelle tonalité adopter pour les restituer ? Sans parler de ces fameuses intentions qui feront palabrer public et critiques en quête de sens. Pourquoi ce sujet-là ? Pourquoi cette perspective ? Pourquoi cette toile immense au premier plan ? Il faudrait avoir la saine assurance des enfants et crier : "Parce que !".

Le "Quand" a également son importance, mine de rien. Est-ce le bon moment pour peindre ce sujet ? Avez-vous assez de recul ? Si ma mémoire est bonne vous n'étiez pas bien vieux quand vous avez fait ce tableau, à peine une vingtaine d'années. Pourtant vous possédiez une singulière maîtrise qui vous a permis d'élever un thème personnel vers une dimension plus universelle. Inutile d'être peintre pour partager votre détresse. La toile énorme qui se dresse devant nous est un obstacle que chacun a pu rencontrer, un ennemi à qui tenir tête ou une ambition, un but qu'on souhaite atteindre et qui nous paraît trop élevé. Le doute qu'on lit ici dans vos yeux disparaît sur vos autoportraits suivants. On ne le retrouve que vers la fin de votre vie. L'inquiétude a cependant changé, elle n'est plus liée à votre pouvoir de création mais au bilan de votre existence.

Un deuxième "Quand" me vient soudain à l'esprit, dans cette question qu'on pose souvent aux peintres : "Quand savez-vous que votre tableau est terminé ?". Je m'étonne qu'on ne demande pas la même chose aux autres artistes. Un réalisateur y songe en montant son film, un écrivain quand il arrive à la conclusion de son roman, un compositeur face au choix de ses dernières notes : "Ai-je vraiment tout dit ?" Oui. Pour ma part, le point sera final.

Momina Novembre 2003