Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 

Mario Mafai, Demolizioni di via Giulia, 1936
huile sur toile, 62 x 69 cm



Un monsieur en costume gris est venu annoncer aux parents de Cesare que leur immeuble allait être détruit. Il a dit des mots bizarres comme "insalubre", "élargissement de la voie", "relogement des populations résidantes". Le père de Cesare a signé un papier et le monsieur en gris est parti, satisfait d'avoir rempli sa mission. Quelques jours plus tard, ils ont visité leur futur appartement qui se trouve en banlieue. Certes, c'est moins sympathique que le centre de Rome, mais Cesare aura sa chambre pour lui tout seul. Rue Giulia, ils vivent à cinq dans un deux-pièces et comme dit la mère de Cesare : "Il faut vraiment s'aimer pour ne pas se taper dessus". Cesare dort avec ses deux soeurs qui fouinent tout le temps dans ses affaires et ses parents couchent dans la salle de séjour avec les odeurs du dîner. L'enfant a aussi découvert que tous ses copains de la rue Giulia étaient relogés au même endroit que lui, ça l'a rassuré. Il n'aura pas besoin de se faire de nouveaux amis, en septembre, quand il ira au collège.

En fait, le seul qui n'est pas content depuis le déménagement, c'est le père de Cesare. Sa boutique de cordonnier est à deux pas de la rue Giulia. Maintenant qu'ils vivent en banlieue, il doit prendre le train et le bus pour aller travailler. Il se lève plus tôt et rentre plus tard. Il raconte aux siens, la progression des travaux de démolition. Il dit que ça fait triste de voir leur ancien immeuble, le ventre à l'air. Sa femme lui a conseillé de ne plus passer par là, elle pense que ça ne sert à rien de se retourner le coeur. Cesare imagine que ce doit être terrible en effet, un immeuble qui tombe en morceaux, pire qu'un château de cartes qui s'effondre. Son père lui a dit : "Viens me chercher un soir à la boutique et nous irons nous promener là-bas". Son épouse a levé les yeux au ciel. Décidément, personne ne l'écoute dans cette maison.

En descendant du bus, Cesare a entendu six heures sonner au clocher de l'église. Il était en avance. Ce n'était pas encore le moment d'embêter son père. Les mains dans les poches de sa culotte courte, il est allé rôder rue Giulia. Il s'attendait à un vacarme épouvantable, à des camions transportant des gravats, à des ouvriers s'affairant en tous sens. Au lieu de cela, il a pénétré dans un univers de calme et de poussière. Sur les chantiers, on doit finir sa journée avant les cordonniers. Sans se l'avouer, Cesare se sentait un peu intimidé. C'était comme si les immeubles le regardaient, avec leurs pans de murs encore dressés et leurs façades toutes démolies. On aurait dit des maisons de poupées gigantesques, saccagées par une fillette très fâchée.

Un homme en chemise blanche était assis devant l'immeuble de Cesare. Il avait sur les genoux un cahier d'un format étrange. De loin, Cesare pensait que l'homme notait quelque chose. Pourtant les mouvements de sa main l'intriguaient. Cet homme n'écrivait pas, il dessinait. Cesare s'est approché. Il a constaté que l'homme avait reproduit au crayon, le pauvre bâtiment partiellement abattu. Ce dessin a mis Cesare dans une colère folle. Il trouvait cela de mauvais goût. Et il ne s'est pas gêné pour le dire au monsieur. L'homme l'écoutait sans sourciller. Il l'a laissé vider son sac avant d'avouer que, lui aussi, quand il avait l'âge de Cesare, son immeuble avait été détruit. Il a confié sa peine, sa détresse et son impuissance. Il a dit qu'il voulait témoigner, que par ses tableaux, il serait le porte-parole de Cesare et des siens. Il a ajouté en désignant l'immeuble : "On ne peut pas lutter contre ce massacre alors il faut le montrer, dire la souffrance qu'on éprouve en voyant son passé ratissé, son intimité mise à nu, exposée aux passants".

Cesare s'est assis près du monsieur. Il lui a raconté son déménagement, comment sa mère voulait en profiter pour jeter ses collections d'insectes et sa précieuse boîte à longicornes. Plus tard, Cesare souhaite devenir entomologiste. Ses parents préfèrent qu'il reprenne la boutique de cordonnier. Ils disent que l'étude des insectes, c'est pas un métier honnête. Cesare glisse au monsieur : "Peintre, ça ne doit pas être très sérieux non plus comme occupation". Ils se sourient. Chez Cesare, il n'y a pas de tableaux, juste un espadon empaillé qu'un lointain ancêtre aurait pêché un jour. L'objet infâme est accroché au-dessus du buffet. Pour décorer les murs de sa chambre, Cesare aimerait piquer ses insectes et les mettre sous verre. Mais ses parents ne sont pas du même avis. Alors il les conserve dans des petites boîtes hermétiques. Le monsieur lui prête son carnet de croquis. Cesare est étonné de ne voir aucun ouvrier sur les dessins. L'homme explique : "C'est le résultat qui m'intéresse, pas les gens qui y ont contribué". Cesare réfléchit. Le monsieur a sans doute raison, c'est encore plus cruel, plus terrifiant, de montrer un immeuble tout patraque sans rien d'autre pour détourner l'attention.

Il se lève. Son père l'attend. Il serre la main du monsieur en s'excusant de l'avoir si mal considéré au premier abord. L'homme dit qu'il comprend, qu'il ne lui en veut pas. Et Cesare s'éloigne dans la poussière et les gravats. L'homme regarde la silhouette malingre de l'enfant disparaître peu à peu. Il se revoit au même âge et soupire en refermant son carnet.

Momina Août 2004