Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau




Piero Manzoni, Achrome, 1961-1963
gravier et kaolin sur toile, 71 x 53 cm


Vous êtes dans la rue. Sur le trottoir, vous découvrez un caillou blanc, lisse et rond. Vous le ramassez sans trop savoir pourquoi et vous poursuivez votre chemin. Quelques mètres plus loin, un autre caillou, plus gros, moins joli, d'une couleur un peu terne. Vous le mettez aussi dans votre poche. Désormais à l'affût du moindre gravillon, vous avancez les yeux rivés sur l'asphalte, collectionnant les petites pierres mystérieusement parsemées qui finissent par vous conduire devant la porte d'un immeuble sans charme.

Vous gravissez les escaliers dont les marches sont ponctuées d'autres cailloux qui vous mènent à une nouvelle porte. Vous entrez sans frapper dans ce qui ressemble à un atelier ou à un laboratoire, un endroit étrange, très dépouillé bien qu'il y règne un joyeux bazar. Les murs clairs sont entièrement nus et l'immense bâche de couleur crème, étendue sur le sol, accentue également la pâleur irréelle des lieux. Mais l'odeur épouvantable qui titille vos narines vous empêche de vous laisser aller totalement. C'est une senteur chimique et agressive, de l'essence de térébenthine, du vernis ou de la colle. Etant sujet aux migraines, vous préférez ouvrir la fenêtre. Le tumulte de la rue achève de briser la sérénité du rêve blanc où vous menaciez de vous perdre.

Des objets hétéroclites, posés sur une longue table d'architecte, attirent votre attention. Un oeuf dans une boîte en bois porte la marque d'une empreinte de pouce à la peinture bleue. A côté, un ballon gonflable est fixé sur un socle muni d'une plaque où l'on peut lire : "Le Souffle de l'artiste". Plus loin, un récipient contient, si l'on en croit l'étiquette, une "Ligne de 12,40 mètres". Vous êtes sur le point d'ouvrir un carnet qui vous intrigue quand vous entendez dans votre dos :

- Vous cherchez quelque chose ?

Surpris comme un gosse les doigts dans le pot de confiture, vous marmonnez :

- Non... Ce sont les cailloux !
- Pardon ?

Vous étalez sur la table, le gravillon qui gonflait vos poches.

- Sans ça, je ne serais jamais arrivé jusqu'ici.

Le petit homme au visage lunaire tripote rêveusement les pierres, amusé par leur sonorité. Il les rassemble en tas, les sépare, les entrechoque. Puis il enlève sa veste, remonte ses manches et vous annonce, l'oeil pétillant :

- Venez ! Nous allons créer !

Sans attendre votre réponse, le voilà qui se met à ouvrir des pots et des bouteilles, à transvaser de la poudre dans des récipients, à touiller, humecter, imbiber, bref à s'agiter au bout de l'atelier tandis qu'étourdi par l'odeur infecte, vous l'observez de loin, la main contre le visage, assis sur un socle en bois clair.

 


Satisfait de ses mélanges, le petit homme choisit une toile vierge parmi celles qui sommeillent contre le mur. Il la pose à même le sol, au centre de la bâche et l'enduit d'un manteau de colle onctueuse qu'il déverse lentement, par vagues successives. Il sort ensuite un paquet de cigarettes de la poche de sa chemise et se tourne vers vous.

- Vous en voulez ?
- Non, merci.

Il en allume une et vous frémissez. Ce n'est peut-être pas une bonne idée de fumer dans une pièce emplie de substances chimiques, volatiles et... inflammables. Redoutant l'explosion imminente, vous ne notez pas que le petit homme s'est approché de vous et qu'il vous dévisage, l'air narquois.

- Alors, ça fait quoi d'être une oeuvre d'art ?
- Je ne sais pas.
- Vous devriez pourtant.
- Je ne comprends pas.
- Vous avez pris place sur le "Socle magique". Vous êtes une sculpture vivante en ce moment mais dès que vous allez vous relever, tout sera fini... L'art est éphémère, n'est-ce pas ?
- J'aurais dû amener mon appareil photo pour immortaliser l'instant.
- Je vois que ça vous désole. Il ne faut pas. Tenez, je vais vous signer et vous donner un certificat.

Il prend un feutre noir dans un des pots à crayons et joint le geste à la parole. Vaguement déconcerté, vous regardez l'autographe qu'il vient d'apposer sur le dos de votre main. Vous grimacez.

- Là encore c'est fugitif ! A ma prochaine douche, tout va disparaître...
- Attendez, je ne vous ai pas délivré l'attestation.




Il fouille dans les papiers de la table d'architecte et en extrait un carton préimprimé qu'il complète avec le plus grand sérieux. Il y colle un timbre rouge et vous remet cette carte qui prouve que vous êtes une "oeuvre d'art authentique et véritable". Enchanté par le document aux allures officielles, vous entendez l'homme préciser :

- Le timbre rouge signifie que vous êtes une oeuvre d'art à vie.
- Merci beaucoup. Je suis très flatté.
- Bien ! Maintenant, aidez-moi à répandre le gravier.

Il saisit une grosse poignée de cailloux et vous ramassez le reste. Côte à côte, vous jetez les pierres au hasard sur la toile encore poisseuse, comme si vous cherchiez à redessiner le chemin qui vous a conduit l'un vers l'autre. Le petit homme déverse une nouvelle couche de son étrange préparation sur votre tableau commun. Vous retournez vous asseoir sur le socle magique, partagé entre le plaisir du jeu improvisé, l'euphorie d'une création facile, insouciante, et la tristesse de voir l'oeuvre achevée si vite, devinant que cette rencontre insolite touche déjà à sa fin.

- Quel sera le titre de notre tableau ?
- Achrome, bien entendu.
- Achrome... c'est-à-dire, sans couleur ?
- Oui ! Je suis content de vous l'entendre dire... Tant de personnes pensent que je crée des oeuvres blanches ! Pourtant je l'ai écrit, je le répète sans cesse : "L'infini est rigoureusement monochrome, ou mieux encore, sans couleur".
- Alors, selon vous, le bleu d'Yves Klein tend vers l'infini sans vraiment l'atteindre ?
- Yves Klein est un ami. Nous avons exposé ensemble.
- Vous exposerez notre oeuvre ?
- Certainement.

Vous lui rendez le sourire qu'il vous adresse. Il remet sa veste. A regret, vous abandonnez le socle magique et remerciez le petit homme pour la gentillesse de son accueil. Il serre votre main signée et vous partez après lui avoir promis de revenir le voir. Mais quelques jours plus tard, vous apprenez sa mort dans le journal. Le petit homme au visage lunaire n'avait que 29 ans.




Momina Mars 2005

Voir aussi : ( PieroManzoni.org )