Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau


Henri Matisse, L'aquarium, 1921-23
huile sur toile, 81,3 x 100,3 cm
 


Quand elle regardait ses poissons rouges tourner dans l'aquarium, Madame Sanchez se disait qu'elle leur ressemblait, d'une certaine façon. Elle tapotait sur le rebord pour qu'ils viennent la voir. On toquait à sa vitre et elle devait se lever.

- Bonjour, Monsieur. Oui, c'est ici, au troisième étage à droite.
- Bonjour, Mademoiselle. J'ai une lettre pour vous aujourd'hui.
- Bonsoir, jeune homme. Vous avez encore oublié vos clés ?

Madame Sanchez jetait de la mie de pain aux petits poissons et les observait happer cela avec bonheur. Ils se battaient presque. Eux, si paisibles d'ordinaire. Après manger, ils suçaient le gravillon au fond du bocal. Madame Sanchez prenait son seau et sa serpillière pour faire reluire le hall dallé de marbre. Elle astiquait les poignées en cuivre, briquait les escaliers et les rampes. Elle regagnait son appartement, épuisée, et s'endormait les yeux ouverts, comme les habitants de l'aquarium. Elle se demandait souvent s'ils s'ennuyaient autant qu'elle dans leur espace clos. Elle se sentait prisonnière de sa loge où elle avait un minimum de temps de présence à assurer. Elle allumait la radio, triait le courrier, épluchait les légumes ou repassait le linge. Elle contemplait ses poissons et méditait. Ses journées finissaient par se confondre.

Un matin, elle eut la désagréable surprise de retrouver Pouki, le ventre en l'air. Ses compagnons de bocal venaient lui donner des baisers légers pour le réveiller. Mais c'était peine perdue. Madame Sanchez le coucha au creux de sa main usée par les travaux ménagers. Elle ne savait pas trop quoi en faire. Le proposer au chat ? Le jeter aux ordures ? Elle s'assit à table pour réfléchir.

C'était une mort bien douce que celle des poissons rouges. Lentement s'abandonner, porté vers le haut, tranquille. Madame Sanchez caressait Pouki du bout de l'index et s'imaginait disparaître comme lui. Le ventre en avant, elle s'élèverait dans les airs, plus belle qu'une montgolfière. Les locataires diraient :

- Mais quelle est cette ombre qui passe devant la fenêtre ?
- C'est Madame Sanchez qui monte au ciel.
- Déjà ? Elle n'était pourtant pas très âgée.
- Oui, nous allons tous la regretter.

Madame Sanchez enveloppa le petit poisson mort dans un mouchoir propre. Elle décida de l'enterrer dans un pot de géraniums. Ainsi, elle se souviendrait de lui en arrosant ses fleurs.

Momina Mars 2004

Voir aussi : ( Musée Matisse )