Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
   
  Sir John Everett Millais, La Demoiselle d'honneur
(The Bridesmaid), 1851
huile sur toile, 27,9 x 20,3 cm
 
 
Vous êtes à la bibliothèque du Centre Pompidou. Recroquevillé sur un livre d'art, vous souffrez en silence. Une horrible migraine vous empêche de vous concentrer sur la vie passionnante de Sir John Everett Millais, peintre préraphaélite puis réaliste, né en 1829 et mort à 67 ans. Vous tournez quelques pages et une demoiselle d'honneur apparaît sous vos yeux éblouis par sa chevelure ruisselante. Vous descendez vers ses doigts d'une élégante finesse, serrés sur un objet que vous ne parvenez pas à identifier. Las, vous remontez le long de sa gorge et atteignez ses prunelles hypnotiques. Vous cillez. C'est fou comme cette reproduction vous observe. Vous ne vous étiez jamais senti fixé à ce point. Vous refermez l'ouvrage d'un geste brusque et décidez de partir. Il n'est que 17 heures, vous avez le temps de boire un café.

Tandis que vous touillez le sucre dans la tasse, quelque chose d'indéfinissable et de persistant vous dérange. Vous relevez la tête et réalisez que La Demoiselle d'honneur s'est imprimée sur votre rétine. Elle se superpose à tout ce qui vous entoure. Vous clignez des yeux. C'est pire. La voilà désormais assise en face de vous. Bien sûr, vous êtes le seul à la voir. Il n'empêche, ça vous embête un peu qu'elle vous ait suivi jusque là. D'autant qu'elle n'a absolument pas sa place dans ce troquet infâme où surnage une vague odeur de graillon froid.

Et d'abord, que vous veut-elle ? Si elle parlait, cela vous simplifierait la tâche mais elle se contente de poser sur vous ce même regard implorant qui vous exaspère. Cette jeune fille a certainement vécu un drame pour revenir ainsi hanter les vivants. Reste à trouver lequel pour qu'elle puisse retourner dans les pages du livre qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Vous essayez de vous représenter la scène.

Dans une sombre campagne anglaise, tout le village est réuni sous le toit de la petite église pour célébrer un mariage. Millie, la demoiselle d'honneur, est amoureuse du bellâtre que sa soeur va épouser. Le jeune homme le sait mais il a toujours préféré l'aînée. Quelques années auparavant, il est allé finir ses études à Londres. Son départ coïncidait avec l'arrivée d'un Lord qui venait d'hériter d'une immense bâtisse. Les parents de Millie ont sympathisé avec le nouveau propriétaire, un séduisant veuf d'une quarantaine d'années. Les dîners se multipliaient et la soeur de Millie se voyait déjà châtelaine. Impétueuse, elle s'est emballée et a fait savoir à son bellâtre qu'il devait l'oublier et cesser de lui écrire. Millie a senti le vent tourner en sa faveur, elle allait enfin pouvoir se consacrer au pauvre étudiant exilé. Dans ses lettres, elle lui donnait des nouvelles de l'infidèle et de ses stratagèmes pour épouser le Lord. Au fil des mois, le jeune homme semblait se résigner et commençait à s'intéresser à Millie, incrédule, jusqu'à cette missive où il lui déclarait "son infinie tendresse" et la remerciait de l'avoir guéri de sa méchante soeur.

Cette lettre, Millie la porte contre son coeur, dans le corsage de sa robe. Quand le prêtre dira : "Si quelqu'un a une raison de s'opposer à ce mariage...", elle la brandira, semant le trouble dans les esprits pour se venger. Son acte n'empêchera pas cette union. Après les noces, on l'enfermera sans doute dans un couvent où elle croupira sans nul repentir, sottement éprise d'un homme qui n'en valait pas la peine. Un peu comme cet idiot de Lord qui s'est pendu un soir d'été. Son veuvage lui était insupportable. Malgré les touchantes avances de la soeur de Millie, il préférait rejoindre sa femme qui lui manquait tant. Le bellâtre a refait surface. Il venait de finir ses études. Il rentrait au pays. Il allait avoir une situation, une belle maison et des terres, grâce à ses parents. Il a dit à Millie qu'elle avait été adorable de lui prêter une oreille compatissante durant ces deux années et d'ajouter en parfait mufle : "Oubliez mes égarements et les bêtises que j'ai pu vous écrire. Votre soeur m'aime encore et accepte de m'épouser. Vous serez notre demoiselle d'honneur."

- Si quelqu'un a une raison de s'opposer à ce mariage, qu'il parle maintenant ou qu'il se taise à jamais...

Millie sursaute et laisse tomber dans la soucoupe l'objet mystérieux qu'elle tient entre ses doigts menus. Cela produit un bruit extraordinaire, amplifié par les murs de l'église. Tous les visages se tournent vers la jeune fille qui rougit. Un silence de mort envahit les lieux. Le prêtre se racle la gorge et poursuit la cérémonie.

- Vous désirez autre chose ?

Le serveur est planté devant votre table, un plateau sous le bras.

- Euh... Oui, un deuxième café et un cachet d'aspirine.
- Un café, un !

Millie se lève. Elle vous adresse un curieux sourire et s'en va. Sa jupe soyeuse traîne sur le sol crasseux. Des clients ouvrent la porte, elle disparaît dans la rue. Sur la table, vous découvrez un morceau de gâteau et un anneau. Vous les prenez entre vos doigts et les serrez comme Millie. Selon la tradition, si une demoiselle d'honneur passe le morceau de gâteau neuf fois par l'anneau, elle verra le visage de son futur mari. Vous vous demandez à quoi pouvait bien ressembler la vision de la jeune fille. Vous croisez votre reflet sur la vitre. Un rire nerveux vous échappe.

 


Momina Décembre 2003

Voir aussi : ( Sir John Everett Millais )