Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
 

Piet Mondrian, L'arbre gris, 1911
huile sur toile, 78,5 x 107,5 cm
 

 
Il devait avoir 7 ou 8 ans la première fois qu'il l'avait rencontré. C'était avec un camarade de classe qui l'avait emmené ramasser des champignons. Les genoux griffés par les ronces, ils étaient parvenus au sortir de la forêt, leur panier rempli de choses plus ou moins comestibles.

L'arbre se dressait en haut d'une colline. Il bouchait presque l'horizon tant il était imposant. Ses branches noueuses se déployaient tristement sous un ciel de plomb. "C'est le grand arbre mort", lui avait dit son copain. "La nuit, les sorcières se réunissent et dansent autour de lui. Il ne faut pas traîner dans les parages". Un frisson lui avait parcouru le dos tandis qu'ils rebroussaient chemin.

Le soir, sa mère avait préparé une délicieuse omelette avec les champignons des bois. Il s'était couché repu et n'avait pas tardé à trouver le sommeil, épuisé par sa longue marche. Mais un cauchemar était venu l'embêter. Des femmes en haillons noirs lui tiraient les oreilles et lui pinçaient les joues en chuchotant des paroles terribles. L'une d'elles le forçait même à ronger l'écorce de l'arbre mort. Les lèvres en sang, il gémissait.

Par défi, il était retourné seul sur les lieux de son mauvais rêve. Il était arrivé haletant car il avait franchi la forêt ventre à terre. Il s'était appuyé contre le grand arbre pour reprendre son souffle. Protégé par l'ombre sereine, il avait caressé le tronc couleur de cendres en se demandant pourquoi les gens inventaient de telles histoires. Depuis ce jour, il se rendait sur la colline dès qu'il le pouvait. L'arbre le regardait grandir. Il était son confident bienveillant. L'enfant lui racontait ses menus malheurs et ses petites joies. Parfois, il lui lisait des romans d'aventures. Il aimait aussi grimper dans ses hautes branches pour dominer le monde. De son perchoir, il voyait le village, sa maison minuscule et les champs qui ressemblaient à des carrés jaunes et rouges bordés de lignes sombres. Blotti contre son ami, la forêt cessait de l'inquiéter.

Plus tard, ses études l'avaient éloigné du grand arbre qu'il ne retrouvait qu'à Noël et aux vacances d'été. Il lui parlait moins. Il préférait le dessiner au crayon dans son carnet ou s'allonger sur ses racines et méditer. Sans se l'avouer, il avait encore besoin de sa présence apaisante pour surmonter ses doutes. A ses côtés, il essayait d'envisager l'avenir et finissait par s'endormir. En se réveillant le nez contre l'écorce grise, il souriait, rassuré.

Devenu adulte, il avait appris à se passer de lui, happé par la frénésie des villes où il résidait : Paris, Londres, New York... Il traînait toutefois dans ses valises, un morceau de son arbre qu'il triturait quand il avait une décision à prendre. Lors de ses rares visites chez les siens, il oubliait systématiquement d'aller saluer son ami d'autrefois. Il se disait que ce n'était pas bien grave. Au fond, il serait sûrement déçu par une réalité moins belle que ses souvenirs.

Vers la fin de sa vie, il avait pourtant ressenti l'impérieuse nécessité de revoir son confident. Le coeur battant à lui en faire mal, il avait traversé les bois sans se presser. Il devait désormais s'arrêter de temps à autre pour reposer ses jambes affaiblies par les années. Au sortir de la forêt, il avait mis la main sur sa poitrine. La colline était toujours là mais une maison blanche se dressait à la place de l'arbre gris. Dans le jardin, une enfant jouait au cerceau. Le vieil homme l'observait, abasourdi. L'image peu à peu se troubla. Les lèvres tremblantes, il comprit qu'il pleurait. 

Momina Décembre 2003