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Otto Mueller,
Liebespaar (Couple d'amants), 1919
détrempe sur jute, 106 x 80 cm
C'est un dimanche de juin dans une guinguette au bord de l'eau. Elle
est venue avec des amis pour danser, rire, peut-être oublier. Il
furète entre les tables, à l'affût d'un
portefeuille à dérober dans une veste abandonnée
sur une chaise. Elle a repéré son manège depuis un
moment. Pourtant elle a trop bu. Le vin blanc l'a rendue grise. Elle se
lève et l'invite à danser. Sans rien dire, juste en lui
prenant la main. Il sourit en coin.
Hanches contre hanches, ils tournent, tournent. Ils semblent suivre un
rythme qu'ils sont les seuls à connaître. Il ne
lâche pas ses yeux. Elle se dérobe, cherche le secours de
ses amis assis là-bas, loin. Les mains du voleur la retiennent.
Une pression légère au creux de ses reins. La musique
s'arrête. Elle fait mine de partir. Un baiser la fige. Une
caresse humide sur sa gorge fine. Une nouvelle danse, d'autres
tourbillons. Elle pose sa tête sur l'épaule du jeune
homme. Elle se laisse guider mais refuse encore de s'abandonner. Elle
entend leurs coeurs cogner. Leurs battements ne sont pas synchrones.
Elle voudrait ralentir ses propres pulsations, qu'ils soient à
l'unisson.
Il l'entraîne dans une sorte de clairière où les
flonflons du bal sont atténués, mêlés aux
sifflements des oiseaux, au vent dans les feuilles tendres. Il
goûte ses cheveux, son front, ses joues, son oreille. Des
effleurements incertains. Elle ne l'imaginait pas si charmant. Elle
passe un bras autour de son cou, le considère. Il est
très jeune. Elle a du mal à lui donner un âge. Il
est jeune, simplement. Il se faufile sous son chemisier puis en
défait les boutons de nacre. La brise sur ses seins. Elle
frissonne, à la fois étonnée et amusée par
sa nudité soudaine. Elle est belle. Elle le sait. On lui a trop
dit ces mots-là, elle s'en fiche. Elle préfère son
reflet dans l'oeil du voyou. Elle y est différente, comme
adoucie par son désir muet, son impatience contenue. Elle
réalise qu'elle ignore le son de sa voix. Un silence
irréel l'a conduite sous ces arbres. Pour ne pas rompre le
charme du rêve, elle tait les paroles qui lui viennent, montant
des mains du jeune homme à ses lèvres.
Télépathe, il s'insinue dans sa bouche, touche de sa
langue les secrets qu'elle ne dira pas.
Elle regarde l'herbe à leurs pieds, ce tapis vert où ils
vont bientôt improviser un lit. Elle prend la tête du
voleur entre ses mains. Elle l'étudie encore, se demande si elle
le trouve séduisant parce qu'elle est ivre. Elle devine que
l'étreinte sera agréable mais elle redoute
l'après. Ce moment où l'on se rhabille à la
hâte en évitant les yeux de l'autre. La plénitude
teintée de tristesse, les fantasmes assouvis. Et ce coeur
toujours froid malgré la chaleur du corps-à-corps. A quoi
bon mimer les gestes de l'amour puisqu'elle ne l'aime pas ?
Elle reboutonne son chemisier. Il lui caresse la joue. Il comprend. Il
n'insiste pas. Il s'assied par terre, le dos calé contre le
tronc d'un chêne. Il arrache un brin d'herbe qu'il
mâchonne. Il ne prête plus attention à la femme qui
s'en va. Elle marche vite, elle court presque pour que les regrets ne
puissent pas la rattraper.
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