Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

Laisse la mer azurée se briser contre le rivage ; tes nuits seront plus douces passées à mes côtés dans ma grotte ; là, croissent le laurier et le cyprès, le lierre noirâtre et une vigne chargée des raisins les plus doux.

Mais si ta vue est blessée des longs poils dont ma peau se hérisse, j'ai du bois de chêne et un feu qui ne s'éteint jamais sous la cendre ; viens, et je suis prêt à tout souffrir, je te livre mon existence entière, et mon oeil unique, cet oeil qui m'est plus précieux que la vie.

Theocrite, Idylles

Odilon Redon, Le Cyclope, vers 1914
huile sur toile, 64 x 51 cm


Un seul sourcil court sur notre front où brille notre unique oeil rond. On nous appelle les Cyclopes, mais rares sont les gens qui nous invoquent.

Nos ancêtres, fils du Ciel et de la Terre, ont été bannis dès la naissance par un père horrifié d'avoir engendré pareils monstres. Afin d'ôter ces puissants géants de sa vue, le Ciel les a repoussés au plus profond des entrailles maternelles.

Patiemment, nos ancêtres ont attendu que Zeus vienne les délivrer de l'obscurité. Pour l'aider à lutter contre les Titans, ils lui ont donné la foudre, l'éclair et le tonnerre. Ils ont aussi offert à son frère Poséidon, le trident qui fait trembler les mers et à l'aîné, souverain des Enfers, le casque qui lui permet de devenir invisible.

Sans nous, les trois grandes divinités de l'Olympe n'auraient pas ces pouvoirs qui inspirent le respect. Si nous les remercions d'avoir tiré nos ancêtres de l'ombre où le Ciel les avait enfermés, nous ne vénérons cependant pas ces dieux auxquels nous avons tout appris. Désormais nous vivons libres et nous n'obéissons qu'à notre âme.

La plupart du temps, nous séjournons dans les volcans où se trouvent nos forges. Parfois on nous confond avec notre demeure et l'on prend notre unique oeil pour un cratère ! Infatigables, nous battons la lave et le feu. Habiles, nous fabriquons des chars et des armes invincibles.

Lorsque nous quittons nos forges secrètes, nous bâtissons de hauts murs, assemblant sans mortier d'énormes blocs de pierre. Ainsi vos cités sont protégées par nos imposantes murailles cyclopéennes.

Nous nous plaisons également dans les grottes et nous résidons souvent sur des îles que vous n'osez pas aborder. Nous élevons des troupeaux de brebis et de chèvres bêlantes. Avec leur lait, nous confectionnons des fromages délicieux. La nature nous procure le reste : des fruits, des baies et des céréales en abondance. Nous n'avons qu'à nous baisser pour les cueillir.

L'un de nous, le légendaire Polyphème, menait ce genre de vie, paisible et pastorale. Amoureux éconduit de la nymphe Galatée, il aurait été mutilé par Ulysse. L'un de vos poètes raconte que le minuscule héros avait enivré Polyphème avec un vin des plus perfides. Profitant de son ébriété, il aurait enfoncé un épieu dans son unique pupille. Cet exploit nous fait bien rire, autant vous l'avouer. Comment imaginer qu'un tout petit mortel puisse un jour nous diminuer de la sorte ?

Nous pensons que vous inventez ces histoires car vous n'avez ni l'audace, ni la simple curiosité de chercher à nous connaître. Dès que nous nous approchons, vous fuyez en hurlant. Vos femmes nous jettent des cailloux et se moquent de notre laideur quand nous chantons leur beauté, émus par leurs tendres flancs et leurs bras potelés.

Vous nous croyez bêtes et méchants alors que nous sommes de braves géants. Vous dîtes à vos enfants que nous allons les dévorer et ils grandissent dans la crainte des Cyclopes par votre faute. Ils nous montrent du doigt et ils crient : "Au secours, voilà l'ogre !".

Solitaires, injustement rejetés, nous regagnons nos cavernes, le coeur un peu lourd et, à l'abri de vos injures, nous nous demandons à quoi vous servent vos deux yeux puisque vous ne savez pas nous voir tels que nous sommes.

Momina Décembre 2004