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Jan Vermeer,
Une jeune femme assoupie (ou La dormeuse),
vers 1657
huile sur toile, 86,5 x 76 cm
Je te regarde depuis tant de temps que tu finis par respirer. Tu renais
des siècles après. Je devine ton souffle tiède,
régulier. Je sens l'odeur douceâtre des aliments
posés près de toi, celle des meubles qui t'entourent.
J'imagine un voile terne de poussière grasse sur le sol, une
araignée qui court le long du mur et pour seul bruit, la
conversation chuchotée de la nourrice avec la servante
derrière la porte.
Je pense qu'on t'a mariée à un bourgeois quelconque, sans
doute un négociant. Quelqu'un de plus âgé que toi,
ni très beau ni très intelligent, plutôt jovial et
brave. Tu éprouves une certaine tendresse pour lui, tu t'es
habituée. A vrai dire, il ne te gêne pas trop, il est
toujours sur les routes pour ses affaires. Tu le vois à peine
trois ou quatre mois par an. Il te fait un enfant et il repart. Vous
avez deux filles encore en vie, ce qui te suffit amplement mais ton
mari attend un héritier. Avec ta chance, l'hiver prochain tu
seras à nouveau enceinte et tu mettras au monde une autre
demoiselle.
Les enfants ne donnent que des soucis. Tu as passé une partie de
la nuit à veiller la cadette. La nourrice lui épongeait
le front. Tu baillais en tenant la main brûlante de la petite qui
délirait dans son sommeil. Elle parlait sans cesse d'un cheval
méchant et d'un arbre qui voulait la manger. A l'aube, la
fièvre avait baissé. Le médecin est venu : "Ce
n'est pas grave. D'ici peu, elle sera debout." Tant d'enfants meurent
en bas âge, tu t'étais déjà
résignée. Tu avais commencé à écrire
une lettre à ton mari pour le préparer à la
terrible nouvelle.
Le pasteur t'a fait une visite de courtoisie. Vous avez bu du lait
chaud et mangé les délicieux gâteaux dont il est
friand. Il t'a dit d'être courageuse et qu'il prierait pour
l'enfant. Plus tard, l'aînée a eu sa leçon de
musique. Tu aimes beaucoup son professeur. C'est un Français,
séduisant, cultivé et affable. Ta fille le
déteste. Elle invente des histoires à son sujet. Elle dit
qu'il la bat dès que tu as le dos tourné. Tu n'as pas pu
suivre le cours de ce matin comme tu le désirais. La cadette te
réclamait à son chevet. Elle voulait que tu la prennes
dans tes bras et que tu lui racontes des histoires. Tu aurais
préféré écouter le professeur qui joue si
bien du luth.
J'espère que tu songes à lui en ce moment car ta vie doit
se résumer à une succession de journées identiques
et monotones dans un bourg sans charme où il pleut souvent. Ton
existence solitaire t'oblige à prendre des décisions,
à endosser des responsabilités qui t'épuisent :
l'éducation des petites, la maison, l'argent... il faut
s'occuper de tout quand ton mari n'est pas là. Ces leçons
de musique sont ta récréation, grâce à elles
tu te souviens quelques jours par semaine que tu es jeune et sensible.
Dès que le professeur franchit le seuil, les tracasseries du
quotidien s'évanouissent.
Tu n'as pas encore compris que tu étais amoureuse de lui. Tu es
bien trop vertueuse et fidèle pour que cela t'effleure.
Pourtant, à l'ombre de tes paupières closes, tu le revois
chanter cette ballade où un berger s'éprend d'une
inaccessible princesse. C'était avant-hier. Tu étais
assise près de la fenêtre, reprisant un vêtement. Tu
as relevé la tête. Un faible rayon de soleil caressait les
cheveux blonds du professeur. Tu aurais voulu qu'il t'enlève sur
le champ. Tu as souri. Parfois de drôles de sottises nous
traversent l'esprit. Troublée, tu as quitté la
pièce. En y repensant maintenant, tu rougis presque de honte et
de plaisir mêlés.
Momina
Novembre 2003
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