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Pierre-Auguste
Renoir, Jeunes filles au piano, 1892
huile sur toile, 116 x 90 cm
Viens. Suis-moi dans le couloir. Oh, attention ça glisse. La
bonne a ciré le parquet. J'aime bien cette odeur, pas toi ? Eh !
Ne mets pas tes doigts pleins de terre sur le mur, on va encore nous
gronder. Maman dira que c'est aussi de ma faute parce que je suis le
plus grand. C'est pas tous les jours facile de t'avoir pour
frère, je t'assure.
Je me demande où sont passées nos cousines. Elles ont
filé bien vite après le goûter, tu as
remarqué ? Elles doivent nous préparer une surprise ou
peut-être qu'elles vont nous faire une sale blague, nous enfermer
dans la cave avec les araignées. Tu te souviens comme tu as eu
peur ? Si, si, tu as eu peur, ne dis pas le contraire. Tiens, on entend
le piano. Elles sont dans le salon alors. On va se cacher
derrière le rideau pour les épier. Chut ! Ne fais pas
tant de bruit avec tes chaussures...
Tu ne trouves pas qu'elle a un peu grossi, Sophie ? Dans sa nouvelle
robe blanche, on dirait une oie. C'est méchant ces
bêtes-là, ça pince... Quoi encore ? Tu veux qu'on
choisisse une autre cachette ? Moi, je trouve qu'on les voit assez bien
d'ici. Et puis si on se rapproche, on ne pourra plus parler, elles vont
nous entendre.
Misère, comme elle chante faux, Christine ! Je ne comprends pas
pourquoi c'est ta préférée. Elle est moche avec
ses joues de bébé et ses yeux qui tombent... Oui, je
sais. Elle te fait la lecture. N'empêche qu'elle est laide.
Sophie, elle a de beaux cheveux blonds et elle sent toujours le
gâteau. Je te jure. Quand elle parle, ça sent la
brioche... Non, je ne délire pas ! Et puis Sophie, au moins,
elle veut bien jouer au ballon ou nous pousser sur la
balançoire. Alors que... C'est qui lui ?... Le vieux monsieur,
assis là-bas. Tu le connais ? Je ne l'avais même pas vu.
Dis donc, il ne bouge pas du tout. Tu crois qu'il est mort ? Mais non,
je plaisante. Tu imagines nos cousines jouer du piano pour un cadavre ?
Gros malin, va. Je vais demander à Nanou si elle sait qui c'est.
Je reviens...
Elle a dit que c'était un peintre. Il est venu dessiner Sophie
et Christine, tu te rends compte ? C'est pour ça qu'elles
faisaient des mystères pendant le goûter, ces deux
dindes... Il ne doit pas être déçu du voyage, le
pauvre homme. Elles lui massacrent tellement les oreilles qu'il ne
gribouille rien dans son carnet. Heureusement qu'on n'entend pas la
musique sur les peintures.
C'est quand même bizarre qu'il ne dessine rien. Tu crois qu'il
les peint dans sa tête et qu'il fera le tableau chez lui ? Il
doit avoir une sacrée bonne mémoire. Moi, demain j'aurai
oublié que Sophie avait un ruban bleu dans les cheveux et que
Christine portait une robe rose. Enfin l'avantage, s'il les peint de
mémoire, c'est qu'il pourra les embellir. Elles deviendront de
jolies jeunes filles au piano, avec des formes gracieuses et des
visages d'ange. Alors qu'en réalité... On devrait aller
lui raconter toutes les méchancetés qu'elles nous font
subir. Comme ça, il les dessinerait mieux... Oui, moi aussi, je
serais curieux de voir le tableau parce qu'à mon avis, avec deux
modèles pareils, ça ne fera pas un chef-d'oeuvre...
Bon, ce rideau sent la poussière. Je vais éternuer si on
reste là. Tu ne veux pas qu'on aille jouer dans le jardin au
lieu de regarder les deux prétentieuses et le peintre qui ne
dessine pas ? On fait la course ? Le premier qui arrive au grand
marronnier. Trois, deux... Eh, tricheur !
Momina
Novembre 2003
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