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Dante Gabriel Rossetti,
Proserpine, 1874 huile sur toile, 125 x 61 cm J'avais un oncle extraordinaire. C'était un passionnant érudit, un artiste et un doux rêveur qui avait peint le plafond de sa chambre en bleu pâle avec de jolis nuages blancs. J'ai souvenir d'après-midi où, étendue sur son lit, je contemplais ce ciel imaginaire tandis qu'assis à son bureau, il dessinait des paysages en forme de visages ou de corps de femmes. A cette époque, je devais avoir sept ans, on m'avait appris que si j'étais sage, j'irais au Paradis sinon je brûlerais en Enfer. Cette idée me travaillait. J'envisageais la mort comme un sommeil sans fin et voilà qu'on m'embêtait avec de nouvelles perspectives. Si le Paradis pouvait ressembler à la chambre nébuleuse de mon oncle, l'Enfer restait pour moi un mystère. Quand je lui avais fait part de mes inquiétudes, mon oncle s'était empressé de me raconter quelques chants terribles de la Divine Comédie, celui de la forêt des suicidés ou des traîtres pris dans la glace. Mais je leur avais préféré les récits des Anciens, en particulier la triste aventure de Proserpine, condamnée à passer six mois sous terre, aux côtés de l'infâme Pluton. Mon oncle avait essuyé ses mains tachées de peinture et s'était levé pour fouiller dans ses étagères qui ployaient sous le poids de ses lectures. Il s'était installé près de moi et nous avions regardé une encyclopédie d'art. J'avais alors découvert le tableau de Delacroix représentant Dante et Virgile en Enfer ainsi que les oeuvres de Bosch où grouillaient de sombres créatures qui me terrifiaient. Mon oncle m'avait aussi montré deux versions de l'enlèvement de Proserpine, l'une peinte par Rembrandt, l'autre sculptée par Le Bernin. - Ils n'ont rien compris, avais-je protesté. - Ah ? Qu'est-ce qui te déplaît ? - Tu as dit que Proserpine avait mangé le fruit en Enfer. - Les pépins de grenade ? - Oui. - En effet, elle a goûté aux nourritures du royaume des morts... - Et c'est pour ça qu'elle est obligée d'y retourner tous les ans. Le visage de mon oncle s'était éclairé. Il avait feuilleté le gros livre jusqu'à la lettre "R" comme Rossetti. Sur la page de droite, une divine Proserpine, la grenade à la main, semblait perdue dans une intense rêverie. Derrière elle, un miroir réfléchissait la lumière d'en haut, ce monde qu'elle craignait de ne plus revoir. Emue, j'avais caressé sa robe de soie bleu canard, son long cou de cygne et ses boucles brunes. Elle me plaisait tant que j'avais presque envie de mordre ses lèvres humides, de la même couleur que la pulpe du fruit maudit. - J'ai l'impression qu'elle te convient, avait glissé mon oncle. - Oui parce qu'elle ressemble à ton histoire. Il m'avait fait un clin d'oeil et nous étions sortis nous dégourdir les jambes dans son jardin, laissant la jeune femme méditer sous le ciel peint de la chambre. Depuis, je l'ai souvent recroisée sur d'autres toiles de Rossetti. J'ai fini par apprendre qu'elle s'appelait Jane Burden et qu'elle était issue d'un milieu très modeste. Sa beauté hors normes avait aussitôt séduit William Morris qui l'avait éduquée avant de l'épouser. Morris était un touche-à-tout de génie. Quand il ne se souciait pas de politique, il concevait des objets, des vitraux, des tentures ou des motifs d'inspiration médiévale. Il écrivait aussi des poèmes et rééditait des textes anciens, illustrés par ses amis peintres. La seule toile qu'il avait achevée s'intitulait La Reine Guenièvre. Jane lui avait servi de modèle. La légende veut que Morris ait écrit au dos d'une esquisse préparatoire : "Je ne peux pas vous peindre mais je vous aime". Si elle aidait parfois son mari dans ses travaux, Jane n'avait cependant aucune prétention artistique. A l'inverse des femmes qui évoluaient dans le cercle préraphaélite, elle ne s'était pas essayée à la poésie ou à la peinture. Elle se contentait d'être une muse énigmatique. Silencieuse, effacée, elle passait la majeure partie de son temps allongée sur le sofa à écouter de loin les conversations des artistes que fréquentait son mari. Henry James disait d'elle : "C'est une merveille (...). Sur le mur se trouvait un portrait d'elle presque grandeur nature peint par Rossetti, tellement étrange et irréel que si vous l'aviez vu, vous l'auriez pris pour une vision maladive, mais en fait d'une ressemblance, d'une fidélité extrêmes". |
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Après le suicide de son
épouse, Rossetti était venu vivre chez les Morris et
avait trouvé du réconfort auprès de Jane. Il
collectionnait des photos d'elle qu'il utilisait comme études
pour les nombreuses toiles qu'elle lui inspirait. Au gré de ses
désirs, elle avait incarné la Pia de'Tolomei que Dante
croise au Purgatoire, la Mariana de Shakespeare, la cruelle
déesse Astarte, la trop curieuse Pandora et tant d'autres que
j'oublie car je pense toujours à elle sous les traits de
Proserpine. Ce rôle est, à mon sens, le plus proche de la
convoitise, teintée de respect, que Jane a pu susciter.
D'ailleurs, la comparaison ne s'arrête pas là. Proserpine,
simple déesse du blé, accède par son mariage avec
Pluton au rang de reine des Enfers. Elle vit recluse dans un palais
auprès d'un époux qu'elle seconde sans vraiment l'aimer.
Jane, la jolie prolétaire aux allures de gitane, était
devenue grâce à Morris une bourgeoise bohème. Cet
homme lui avait tout enseigné mais elle n'en était pas
amoureuse pour autant. Afin d'égayer sa morne vie, Proserpine
s'entiche du bel Adonis et de son côté, Jane avait
succombé au charme de Rossetti. Comment aurait-elle pu repousser
le peintre qui la magnifiait, avec une ardeur obsessionnelle, faisant
d'elle une véritable icône préraphaélite ? Dans un article consacré à ce mouvement, Salvador Dali note : "Il y a un effort douloureux et défaillant du cou pour soutenir ces têtes de femmes aux yeux lourds de larmes constellées, aux épaisses chevelures lourdes de fatigue lumineuse et de halos. Il y a une lassitude inguérissable des épaules écroulées sous le poids de l'éclosion de ce légendaire printemps nécrophilique (...)". Femme fatale, inaccessible et idéale, à la fois terriblement séduisante et presque répugnante par son excès de sensualité, Dali décrivant l'éternel féminin préraphaélite semble évoquer Jane derrière chaque mot. Celle qui a su éveiller l'intérêt de ses contemporains, aiguiser leur imagination, continue, aujourd'hui encore, de fasciner par sa beauté intemporelle, trouble et charnelle. Désormais, je suis certaine qu'elle sourit de tout cela dans son sommeil, détachée, heureuse, alanguie sous un plafond peint en bleu pâle avec de jolis nuages blancs. Momina Mai 2004 Voir aussi : ( Dante Gabriel Rossetti ) |
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