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Robert Ryman, Station, 1994
huile sur carton, 63,5 x 63,5 cm
Vous dînez au restaurant avec un couple d'amis. Arrivés au dessert, vous semblez avoir épuisé tous les sujets de conversation. Votre copain finit la bouteille. Son épouse dessine des spirales dans la mousse au chocolat. Vous réprimez un bâillement.
- Oh ! fait soudain la jeune femme. Je ne t'ai pas raconté... Mon frère est à New York.
- En vacances ?
- Non, il réalise un nouveau documentaire sur, accroche-toi, le pouvoir de la couleur blanche et son utilisation dans la peinture contemporaine.
- Fichtre.
- Comme tu dis.
- Et il a trouvé des chaînes de télé pour coproduire ça ?
- Une seule pour le moment.
- Donc il se la coule douce toute la journée au MOMA.
- Oh, mauvaise langue !
- Il est jaloux, dit son mari.
- Je ne vois que ça. Moi qui pensais que ça allait le passionner...
- Ton frangin est un type passionnant.
- Je lui dirai.
Vous repoussez votre assiette.
- De quels peintres va-t-il parler dans son documentaire ?
- A ton avis...
- Je commencerais par Malevitch et son Carré blanc sur fond blanc.
- Incontournable, dit votre amie. Tu savais que Malevitch avait fait une dépression nerveuse après ce tableau ?
- Oui, c'était inévitable. Que veux-tu créer de plus parfait, de plus abouti, que ce fichu carré en équilibre ?
- Oh, à propos de carré...
Elle retourne la moitié de son sac sur la banquette du restaurant et finit par en extraire une carte postale qu'elle vous donne.
- C'est mon frère qui me l'a envoyée... Robert Ryman, tu connais ?
- Non, pas très bien.
- C'est un malade mental, vous prévient son mari.
- Mais non, idiot !
Elle se penche vers vous. Elle a vraiment de beaux seins. Peut-être trop beaux. Vous en venez à vous demander si le silicone n'a pas son rôle à jouer dans cette plastique irréprochable et du coup vous loupez une partie de ce qu'elle est en train de vous expliquer. Au moment où vous parvenez à vous détacher de ses deux sphères émouvantes, vous l'entendez dire :
- ... des monochromes blancs, tous de format carré. Tu te rends compte ?
- Mmh.
- Ça ne t'impressionne pas plus que ça ? Un type qui ne peint QUE des monochromes blancs pendant près de 40 ans ?! Mince alors.
- Je ne sais pas s'il s'agit d'un fou ou d'un génie, intervient son mari. Je ne connais pas l'origine de sa névrose mais ce qui est certain, c'est qu'il fait une énorme fixation. Catégorie "monomaniaque du monochrome blanc", il part favori.
Vous regardez enfin la carte postale que vous tenez entre les mains.
- Il est cool ce tableau, on dirait une colombe.
Elle ricane.
- Ou des pas dans la neige, continuez-vous. Ça dépend si on se concentre sur la peinture ou sur le fond.
- Robert Ryman ne représente rien.
- Je ne te dis pas qu'il a représenté un oiseau ou des empreintes, je te raconte ce que je vois.
- Tu ne comprends pas. Avec Ryman, on ne regarde rien d'autre que... de la peinture ! Ce n'est pas la peine de chercher au-delà de la technique utilisée ou du support employé. Ryman ne délivre aucun message, il ne raconte aucune histoire.
- Il peint des pages blanches ?
- On l'appelle le peintre de la subtilité. Tout ce qui l'intéresse c'est de faire "parler" le pigment, obstinément. C'est pour ça qu'il a choisi le blanc, parce que c'est une couleur qui rend chaque nuance lumineuse. Ce tableau me plaît mais en même temps c'est assez frustrant parce que sur une reproduction, on ne peut pas se rendre compte de ce jeu de matières et de reliefs qui fait tout le charme d'un Ryman.
- D'après moi, dit son mari, ce n'est ni une colombe, ni des traces de pas mais un coeur en fourrure blanche.
- Vous êtes têtus tous les deux !
- Disons qu'on n'arrive pas à s'extasier sur les textures ou sur les surfaces comme toi.
- Oui, enchaînez-vous. Parce que si on suit ton raisonnement, la frontière entre un peintre en bâtiment et un artiste peintre devient très ténue. Et on risque de se choper une émotion esthétique au rayon bricolage d'un grand magasin.
Elle lève les yeux au ciel. Son mari étouffe un rire dans sa serviette.
- Vous ne comprenez rien à Ryman, conclut-elle. Laissez tomber.
- Je ne veux rien comprendre en effet, avouez-vous. Je ne veux pas qu'on cherche à conditionner ma façon de voir et de recevoir une oeuvre. Je refuse d'écouter des sottises comme : "L'artiste ne représente rien donc tout ce que vous découvrirez dans sa toile n'existe pas. Circulez, y'a rien à voir". C'est épouvantable de dire des choses pareilles.
- Mais...
- Pour moi, Ryman, c'est comme quand on est gamin. On s'allonge dans l'herbe et on regarde passer les nuages blancs au-dessus de sa tête. On dit : "Oh ! Celui-là ressemble à un éléphant... Et là, c'est une voiture... Là, une tête de sorcière... Et là, une maison..." Tu te souviens de ce jeu ?
- Oui, c'était bien.
- Alors tu vois quoi, toi, dans ce Ryman ?
Elle reprend la carte postale.
- Mmh... Un museau de chat en colère !
- Voilà. Maintenant, c'est "ton" Ryman.
- Sinon, fait son mari, ça pourrait être le nez d'une locomotive un matin d'hiver...
- Ou un fantôme qui cherche à quelle porte frapper...
Et ainsi de suite.
Momina Février 2004 |
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