Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 
 
Egon Schiele, Nu à la chevelure noire (debout), 1910
aquarelle et mine de plomb, 54,3 x 30,7 cm


Lily remonte le sentier qui mène à l'atelier de Egon Schiele. Elle serre son manteau contre sa poitrine. Si toutefois on peut encore appeler cela un manteau. Ses deux grandes sœurs l'ont usé avant elle et son petit frère, le malheureux, en héritera sûrement l'année prochaine. Un corbeau passe au-dessus d'elle avec un cri sinistre. Lily déteste ces oiseaux-là. Sans raison. Et voilà qu'il se met à pleuvoir. Lily sent les gouttes glacées descendre le long de ses joues et de ses cheveux en bataille. Elle se hâte. Plus que quelques mètres et elle y est.

Elle frappe à la porte de bois sombre. Erwin Osen, le décorateur de théâtre, lui ouvre. Lily l'aime bien. Il est un peu farfelu mais c'est normal, c'est un artiste. Parfois, il lui offre un verre d'une liqueur qui fait venir les larmes aux yeux. Il dit à Lily de patienter. Il ne sait pas si Egon est réveillé. A deux heures de l'après-midi, il serait temps tout de même. Erwin ouvre la porte de la pièce où travaille Schiele. Lily l'aperçoit. Il ne dort pas du tout. Il range son matériel sur la table. Il n'a pas l'air de bonne humeur. Enfin, ça ne peut pas être pire que la dernière séance. Un vrai cauchemar. Il a déchiré plein de feuilles. Il n'y arrivait pas. Et il a renvoyé Lily comme si c'était de sa faute.

Erwin se retire en disant qu'il doit finir "cette satanée commande". Lily commence à se déshabiller. La première fois, ça lui a fait bizarre quand Egon lui a demandé d'ôter ses vêtements. Maintenant, elle en est à sa quatrième séance. Elle a presque l'habitude. En fait, c'est un peu comme chez le médecin, sauf que Egon ne lui trouve aucune maladie. Finalement, c'est mieux. Bien sûr, Lily n'a dit à personne qu'elle posait nue. Elle devine qu'il ne faut pas en parler, que ses parents ne la laisseraient plus venir s'ils savaient. Elle leur a ramené une esquisse où Egon n'avait dessiné que son visage. Comme ça ils sont rassurés, ils ne posent pas trop de questions. Peut-être qu'ils ne veulent pas savoir au fond. Les séances leur permettent d'ajouter un bout de lard dans la soupe et c'est l'essentiel. A Krumau, pourtant, les langues se délient. On colporte bien des horreurs sur Schiele. On dit qu'il "fait des choses" avec les modèles qui viennent poser chez lui.

Egon a remis du charbon dans le poêle. Lily est nue au centre de la pièce. Elle attend. Egon pose le pied droit sur un tabouret bas. Sa planche à dessin sur la cuisse, il reste un court instant la main en l'air, le crayon entre les doigts comme s'il tenait une cigarette. Il fronce les sourcils et propose à Lily de remettre ses bas pour ne pas attraper la mort. En retournant vers la chaise où elle a jeté ses habits, Lily découvre une toile posée contre le mur. Elle croit reconnaître le modèle : une femme rousse, assise, les seins nus et les traits déformés par la colère. On dirait la créature qui traîne dans les ruelles près du grand café. Lily enfile ses bas. Elle trouve que Egon a bien rendu l'expression hargneuse de cette femme de mauvaise vie dont elle a toujours eu peur.

- Lily, tu rêves ?

Elle sursaute. Vite, il faut rejoindre Egon au centre de la pièce. Au passage, elle croise son reflet dans le miroir. Elle se sourit. Une jeune fille nue en bas noirs, ça va faire un drôle de tableau. Il a vraiment des idées étranges, Egon. Il lui demande de pencher la tête et de relever les bras.

- Ne te tiens pas droite comme ça, ajoute-t-il agacé.

Lily se tortille et finit par se déboîter la hanche. Egon paraît satisfait. Son crayon file sur la feuille. Lily adore ce bruit. C'est comme une caresse qui gratte. Egon se mord la lèvre inférieure. Il ressemble à un petit écolier qui s'applique. Les minutes passent. Soudain, Egon plante ses yeux sombres dans ceux de son modèle.  

- Arrête de sourire, dit-il, ça te donne un air stupide.

Lily accuse le coup. Elle surprend son reflet boudeur, de profil dans le miroir. Egon laisse tomber la feuille sur le plancher. Lily constate qu'il n'a dessiné que son corps, reproduit dans les moindres détails, du cou à la taille.

- Ne bouge pas, fait-il.

Il attaque une nouvelle esquisse. Lily commence à avoir une crampe à l'épaule et des fourmis dans le mollet. Elle soupire et se dit qu'elle ne doit pas fâcher Egon ou le distraire quand il est concentré. Elle serre les dents. La porte s'ouvre brusquement. Lily se cache aussitôt les seins et le sexe. Sur le seuil, Erwin Osen annonce qu'il va boire quelques verres au café. Il est en panne d'inspiration. Il étudie Lily sans se gêner, visiblement amusé par ses efforts pour dissimuler sa nudité.

- Tout se passe bien ? lui demande-t-il. Egon ne te fait pas des misères ?
- Non, non, dit Lily d'une voix blanche.
- Alors, je vous laisse. Soyez sages.

 
 
Il adresse un clin d'œil moqueur à Lily et referme la porte. Aïe ! Une ride partage en deux le front de Schiele. C'est mauvais signe. Manifestement, l'interruption l'a contrarié. Il pousse son tabouret vers Lily qui reprend la pose, sans oublier la moue boudeuse que le peintre exige. Ils sont à moins d'un mètre l'un de l'autre à présent. En baissant les yeux, Lily pourrait observer ce qu'il griffonne mais elle imagine qu'il n'apprécierait pas d'être ainsi épié. Elle se concentre donc sur un point derrière Egon, non loin de son Autoportrait main à la joue qui sèche sur un chevalet. Par mimétisme, Lily ramène la main vers son visage.

- Très bien, dit Egon. C'est parfait. Reste comme ça.

Un compliment ! Lily réussit à réprimer le sourire qui lui monte aux lèvres. Mais son cœur bat la chamade. D'ordinaire, elle doit se contenter d'indications sommaires, de consignes sèches, car Egon ne la touche jamais. Sauf la première fois. Oh, misère. Elle ne comprenait pas ce qu'il attendait d'elle. Il a refermé son carnet de croquis, est venu se placer dans son dos avec un calme inquiétant et lui a tordu le bras si fort qu'elle croyait entendre craquer ses os. Elle avait l'impression qu'il allait lui briser l'épaule ou la transformer en poupée de chiffons.

Malgré tout, c'est ce jour-là qu'elle est tombée amoureuse de lui. Oui, c'est idiot. Pire, sans espoir, puisque Schiele la regarde sans la voir. Elle serait un bouquet de fleurs fraîches, ça ne changerait pas grand chose. Egon est en train de l'examiner, intensément. Mais il se fiche de savoir qui elle est, ce qu'elle pense ou éprouve, d'où elle vient, ce que font ses parents, ce qu'elle désire. Lui, ce qui l'intéresse, c'est de copier son corps sur de grandes feuilles de papier. D'ailleurs les esquisses tombent à cadence régulière sur le plancher. Des morceaux de Lily éparpillés aux pieds de Schiele. Elle a envie de crier, de massacrer tout cela. Elle reste stoïque, les jambes ankylosées.

- Ce sera tout pour aujourd'hui, annonce Egon.

Il ramasse les esquisses qu'il étale sur la table. Lily se rhabille. Elle a mal partout. Egon s'étire.

- Bien, dit-il. On a fini. J'ai tout ce qu'il me faut. Tu n'as plus besoin de revenir.

Lily a le souffle coupé comme si Egon venait de la gifler. Elle boutonne sa robe, les mains tremblantes. Egon fouille au fond de sa poche et en extrait quelques pièces. Lily lace ses chaussures. Elle enfile son manteau.

- Tu as été très gentille. Très patiente aussi.
- Merci, Monsieur Schiele.

Elle empoche l'argent qui lui rappelle cruellement la nature de ses liens avec le peintre. Il la raccompagne à la porte. Lily se fige dans l'entrée.

- Et les couleurs, demande-t-elle. Vous n'avez pas besoin de moi pour mettre les couleurs sur le tableau ?

Egon lève un sourcil.

- Non. Je peins toujours sans modèle. Pour les couleurs, ma mémoire est plus juste et plus fidèle que mes yeux. Mais tu pourras venir voir le tableau quand il sera fini. Tu es la bienvenue chez Erwin. Je crois qu'il t'aime beaucoup.

Lily sourit, faiblement. La porte se referme derrière elle. Dans le sentier boueux, deux corbeaux se chamaillent. Lily se dit que Schiele pensera à elle quand il couchera les couleurs sur la toile. Il se souviendra de sa bouche, de sa peau, de ses cheveux. L'idée la console un peu, lui donne le courage d'avancer vers les oiseaux de malheur qui s'envolent à son approche.

Momina Novembre 2003