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Mario Sironi,
Donna seduta (Femme assise), 1938-40
technique mixte sur toile, 27 x 19 cm
Un soir qu'elle rentre de l'usine, Pia est suivie par deux soldats
éméchés qui ne se privent pas de commenter ses
rondeurs harmonieuses. Plus ils la sifflent, plus elle se hâte,
mais ils finissent par la coincer contre un mur. L'un lui tripote les
seins tandis que l'autre lui palpe les fesses. Pia les griffe et les
injurie en leur crachant au visage. Nullement découragés,
ils grognent et glissent leurs mains rugueuses entre les cuisses de la
jeune femme qui hurle. A cet instant, un lieutenant surgit au coin de
la ruelle. Il n'a pas besoin de se battre, ni même
d'élever la voix. Son grade suffit à faire
déguerpir les deux voyous.
C'est un homme grand, aux yeux très noirs et aux larges
épaules. Pia bafouille un remerciement à peine audible et
rajuste ses habits, évitant le regard emprunt de compassion
qu'il pose sur elle. Pour l'aider à se remettre de ses
émotions, il l'invite à boire un verre de grappa dans un
bar enfumé où tous les clients la dévisagent. Le
lieutenant dit à Pia : "C'est normal qu'on vous regarde, vous
êtes si jolie". Comme elle se rembrunit, il change de sujet et
lui parle de la guerre qui se prépare en Ethiopie. Il s'en va
demain pour ce lointain pays.
- Voudriez-vous dîner avec moi ? demande-t-il soudain.
- Je ne suis pas habillée comme il faut.
- Je connais un petit restaurant très simple où... Enfin,
je comprends qu'après cette mésaventure, vous ne devez
pas...
- Je préfère oublier ça.
- Vous avez faim ?
- Oui, un peu.
Il jette quelques lires sur la table et se lève. Dans la rue,
elle lui prend le bras. A ses côtés, elle se sent en
sécurité. Elle est même assez fière de se
promener avec un homme que les passantes semblent lui jalouser. S'il ne
partait pas demain, tout serait parfait. Le restaurant est bruyant mais
on y sert des plats copieux. Pia accepte de boire un verre de vin puis
un autre et encore un. Le lieutenant lui raconte qu'il est né en
Sicile et qu'il a grandi près de Turin. Il vient d'une famille
très modeste qu'il aide du mieux qu'il peut. Il dit : "Je dois
vous ennuyer avec toutes mes histoires". Pia le prie de continuer. Elle
le dévore des yeux, la tête penchée, un sourire un
peu gris accroché sur ses lèvres fines.
Il la raccompagne chez elle. Pia rit car elle ne marche pas droit. Il
lui offre à nouveau son bras. Elle invente un itinéraire
compliqué pour faire durer la promenade. Il lui demande s'il
aura le droit de lui écrire quand il sera en Ethiopie. Elle lui
répond qu'elle ne sait pas bien lire mais qu'une voisine pourra
l'aider. Ils sont arrivés. Ils se disent "Adieu", "Soyez
prudent" et "Prenez garde à vous". Pia sourit. Elle ouvre la
porte, se ravise. Elle passe son bras autour du cou du lieutenant. Elle
l'embrasse. Il la serre contre lui. Elle l'entraîne à
l'intérieur.
Quelques jours plus tard, Pia reçoit une lettre d'Ethiopie. Elle
court chez sa voisine de palier, une jeune institutrice, qui lui offre
une tasse de café et lui lit les nouvelles tant attendues. Le
lieutenant se porte bien. Il pense à Pia tous les jours et
toutes les nuits. Lorsque la guerre sera finie, il l'épousera.
Pia pleure de bonheur dans la nappe de sa voisine. La journée
à l'usine passe comme un mauvais rêve. Le soir, Pia
s'assied sur les marches devant son immeuble. Elle regarde le bout de
la rue. Elle imagine son lieutenant, un sac sur l'épaule. Il est
de retour. La guerre est finie. Il s'élance vers elle. Pia va
à sa rencontre. Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.
Pia soupire. La nuit lui tombe dessus sans prévenir.
Désormais Pia s'installe sur les marches tous les soirs. C'est
devenu une habitude, une sorte de rituel. Elle ouvre la lettre sur ses
genoux. Elle regarde l'écriture un peu sèche du
lieutenant, elle caresse les lignes du bout des doigts. Peu lui importe
qu'il fasse beau ou qu'il pleuve, tous les soirs, elle l'attend.
Parfois elle croise les bras sur son ventre, regrettant que cette nuit
unique, si douce, ne lui ait pas donné un enfant qu'elle
sentirait bouger en elle, un petit être qui l'aiderait à
espérer.
Les lettres du lieutenant gonflent maintenant les poches de Pia.
Voilà un an qu'il est parti. Pia continue de s'asseoir sur les
marches et de fixer le bout de la rue. Elle a presque oublié les
traits de son amant. Elle ne se souvient que de ses yeux. Alors elle
sort de son corsage la photo qui accompagnait sa dernière
missive. Adossée au mur, elle l'examine. Au loin, un jeune homme
halé s'avance dans sa direction. Pia se redresse, se lève
et court à perdre haleine. Elle a rêvé de cette
scène tant de fois qu'elle a du mal à y croire.
Ils passent ces quelques jours de permission enfermés chez Pia,
à s'aimer du matin au soir. Le lieutenant est souvent pensif. Il
murmure : "Ce monde est au bord de l'explosion, ça va
péter, c'est inévitable". Pia l'enlace. Contre elle, il
feint l'oubli. Demain, il repartira en Abyssinie. Les Italiens ont
gagné la guerre d'Ethiopie mais les révoltes sont encore
nombreuses. Il faut sans cesse rester sur le qui-vive. Le lieutenant
dit à Pia : "C'est un drôle de pays, tu sais". Elle
voudrait le suivre. Il pense qu'elle est mieux ici. Alors elle lui
demande s'il a une maîtresse là-bas. Il sourit sans
répondre.
Une nouvelle année. D'autres lettres. Tous les soirs, l'attente.
Les mois qui défilent et se ressemblent. Pourtant quelque chose
gronde, confusément, une rumeur qui s'amplifie. Et la
prédiction du lieutenant se réalise. La guerre
s'étend au monde entier. L'usine de Pia est bientôt
fermée. Au lieu de chercher un autre emploi, la jeune femme se
languit, appuyée contre le mur. On lui dit de ne pas
traîner dehors, que c'est dangereux. Elle hausse les
épaules. Des voisines lui offrent du pain ou des fruits quand
elles reviennent du marché. Pia survit ainsi.
Dans ses lettres, le lieutenant parle de la situation mondiale, des
combats, de la politique et de l'économie, de sa vie sur les
sables d'Abyssinie, rarement de leur amour et encore moins de leur
mariage. Pia commence à douter. L'absence la grignote, la ronge
peu à peu. Elle cherche un sens à son attente et reste
là, prostrée sur les marches, le soleil et la pluie
décolorant ses vêtements. Elle souffre de la faim. Son
teint est pâle, livide, plus rocheux que le mur usé
à l'endroit où elle appuie son dos. Les gens ne lui
prêtent plus attention comme si elle faisait partie du
décor. Seule l'institutrice se soucie encore d'elle, allant
jusqu'à inventer des mots tendres dans les courtes lettres du
lieutenant. Pia se laisse bercer par ces mensonges qui ne
l'empêchent pas de dépérir à vue d'oeil.
Un matin, le facteur jette sur ses genoux une lettre plus lourde que
d'ordinaire. Le courrier vient d'Ethiopie mais Pia ne reconnaît
pas l'écriture sur l'enveloppe qu'elle déchire. A
l'intérieur, il y a un message sur du papier à
en-tête et une autre lettre. Pia devine le pire. L'institutrice,
cette fois, est obligée de lui dire la vérité. Les
Anglais ont débarqué en Abyssinie. Le lieutenant est mort
au combat. Son capitaine a découvert cette dernière
lettre qu'il envoie à Pia avec ses plus sincères
condoléances. La missive du lieutenant est très
brève. Il raconte sa peur, ses doutes, son espoir de revoir Pia
au plus vite et de rentrer au pays. Sans un mot, Pia retourne s'asseoir
sur les marches. Elle ne pleure pas. Elle fixe simplement le bout de la
rue, attendant quelqu'un qui ne reviendra plus.
L'Italie est enfin libérée, le Duce
exécuté, la guerre s'achève. Maintenant il faut
remonter ses manches, réparer, rebâtir. Les années
filent, des décennies. Tout change à une vitesse
vertigineuse. Un dimanche d'été, un gamin qui joue
à la balle contre un mur pousse un cri terrible qui fait se
retourner les passants. L'enfant a vu des yeux entre les pierres, des
yeux qui le regardent avec insistance. On s'attroupe et l'on constate
que le petit n'a pas la berlue. Alors une vieille dame qui était
institutrice autrefois dit, bouleversée : "C'est Pia ! Mon Dieu,
c'est Pia. Elle attendait son amoureux, nuit et jour, elle était
là. Elle avait fini par se confondre avec le mur et on l'a tous
oubliée". Elle s'effondre en larmes. Une jeune fille la
ramène chez elle. Les gens viennent poser des fleurs au pied du
mur. Le lendemain, un chien pisse sur les bouquets que le vent ne tarde
pas à emporter. La vie reprend son cours, paisiblement.
Puis on construit un immeuble de dix étages afin d'y entasser
des ouvriers. On abat le mur. Mais l'histoire ne dit pas ce qu'on a
fait des gravats, ni des yeux de Pia.
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