Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau


Pierre Soulages, Peinture, 18 juin 1971
brou de noix, liant acrylo-vinylique sur toile, 202 x 256 cm


Ils sont sur le canapé. Il lit un roman. Elle feuillette un magazine en ne regardant que les gros titres et les photos. Elle s'est appuyée contre lui. Il a l'épaule et le bras ankylosés mais il n'ose pas la repousser. Elle est d'une humeur massacrante aujourd'hui. Il faut se montrer prudent.

Elle jette le journal par terre et dit : "Je vais me désabonner de ce machin, c'est vraiment un tissu de conneries". Sans lever les yeux de son livre, il marmonne : "Oui, tu as raison". Ne pas la contrarier, surtout ne rien risquer.

Elle quitte le canapé. Elle relève ses cheveux, se regarde de profil dans le reflet de la télévision éteinte, puis elle laisse retomber ses lourdes boucles noires. Elle soupire : "Je me suis encore arraché un cheveu blanc ce matin. Va falloir que je songe à les teindre." Il ne répond rien. Elle pourrait l'interpréter de travers.

Elle farfouille dans la petite commode, sous le téléphone. Elle en sort un cahier dont elle déchire une page. Elle s'assied à table avec la feuille et un feutre noir. Elle trace deux colonnes. A gauche, ses réussites, à droite, ses échecs ou du moins, ce qu'il lui reste encore à accomplir. Le bilan l'occupe un bon moment. La colonne de droite est presque remplie. Celle de gauche reste désespérément vide. Elle se creuse la tête. Elle suçote le capuchon du feutre et finit par écrire le prénom de l'homme qui vient de tourner une nouvelle page de son roman. Elle cherche quelque chose à ajouter. Elle scrute le plafond, suit du regard une fissure qui part de l'ampoule nue. Non. Décidément, elle ne voit pas ce qu'elle pourrait marquer d'autre.

Elle s'approche du canapé. Elle prend le roman qu'il n'a cessé de lire et le met à cheval sur l'accoudoir. Il la considère d'un air qui se veut bienveillant. Elle lui tend la feuille en précisant : "Ma vie est une merde". Il essaie de ne pas sourire. Il sent que ce n'est pas l'instant choisi. Il étudie ce qu'elle a noté et trouve qu'elle a un peu exagéré le bilan négatif. Sans véritable surprise, il est cependant flatté de découvrir son prénom dans la colonne "Mes réussites". Il réclame le feutre qu'elle lui donne, confiante. Alors il barbouille la page d'épaisses zébrures noires qui masquent les mots patiemment alignés. Elle pousse un cri, lui arrache le feutre et la feuille, lui reproche de ne rien comprendre.

Elle chiffonne le papier qu'elle tente de lui faire avaler. Il se débat. Elle le traite de tous les noms d'oiseaux qu'elle peut connaître. Son vocabulaire est particulièrement riche dans ce domaine. Il la tape avec un coussin. Elle lui flanque un coup de coude dans les côtes. Il tousse et lui tire les cheveux. Elle hurle : "Pauvre type !". Avant qu'elle ne le frappe à nouveau, il lui coince les bras derrière le dos.

- C'est nul ce bilan, dit-il.
- Non, c'est lucide. A part nous, à part notre relation, je n'ai rien construit, rien réalisé dont je sois fière. J'ai suivi des études de droit pour plaire à mes parents, je travaille dans une boîte où je m'ennuie à mourir... Et t'es même pas fichu de me faire un enfant !
- Oh eh, ça va, hein.
- Tu peux lâcher mes bras, s'il te plaît.

Il obéit. En signe de paix, elle lui caresse les cheveux. Ses doigts forment des sillons beiges dans la chevelure de l'homme aussi noire que la sienne. Il se lève pour baisser les stores vénitiens. Le parquet blond et les murs blancs sont soudain couverts de grandes lignes d'ombre qu'elle contemple avec intérêt. Il revient s'allonger sur le canapé. Elle se love contre lui. Il se cache le visage dans ses boucles brunes. Il ferme les yeux. Il effleure son bras, sa hanche. Saisi de paresse, il s'arrête en haut de sa cuisse. Il a envie de dormir mais elle chuchote : "J'ai 30 ans demain, tu te rends compte, c'est épouvantable". La voix ensommeillée, il murmure : "T'inquiète, je t'aimerai toujours autant".

Momina Septembre 2004

Voir aussi : ( Pierre Soulages )