Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau



Léon Spilliaert, Vertige - l'escalier magique, 1908
encre de Chine, aquarelle et crayon, 64 x 48 cm


La nuit, tu descends en ville, à l'affût de méfaits à commettre. Tu t'infiltres dans les chambres des enfants sages. Tu griffes les petits pieds qui dépassent des couvertures et tu sèmes dans les esprits, des cauchemars peuplés de monstres terrifiants.

Sur ton passage, cent chats blancs vont hurler et tu serreras contre toi, un châle de soie.

Tu traînes dans les bars. Tu incites l'alcoolique à boire sans jamais atteindre l'ivresse de l'oubli. Tu pousses la fille perdue dans les bras du désespéré pour qu'ensemble, ils ravivent leurs plaies. Tu déclenches des bagarres et tu passes comme une ombre malsaine, près de la prostituée qu'on égorge au fond d'une ruelle.

Tu attaches du plomb aux chevilles d'un malheureux que tu précipites du haut d'un pont. Tu mets une arme entre les mains de l'homme anéanti par la ruine. Tu marches sur les doigts de celui qui s'accroche au bord du précipice et tu appuies sur la tête de celle qui se noie dans ses larmes.

Tu grattes les cicatrices pour que saignent à nouveau les blessures enfouies. Tu es la tristesse de l'orphelin qui soupire à la fenêtre, l'amertume de l'amante délaissée ou l'atroce solitude du vieillard cloué au lit.

Sur ton passage, cent chats gris vont hurler et tu serreras contre toi, un châle de soie.

Tu rôdes dans les couloirs d'un hôpital. Tu es ces maladies dont on ne guérit pas, ces corps qui se dégradent, les lentes agonies et les douleurs lancinantes. Tu ne connais ni trêve, ni répit. Tu refuses tout repos. Sans cesse tu t'acharnes et tu tourmentes avec une joie évidente. Ton rire réveille les morts qui se tordent dans leurs tombes au souvenir de leurs souffrances passées.

Sous ton meilleur jour, tu es l'amour sans retour, la mélancolie du poète, le mal du pays, la nostalgie de l'exilé. Mais tu es aussi la haine, la colère, les paroles dures et les insultes, les mots qui dépassent notre pensée et qu'on regrette sitôt qu'on les a prononcés. Tu es la violence aveugle, le sang inutilement versé, les sanglots des inconsolables et le deuil infini. Tu suscites l'accablante envie, la jalousie qui détruit, le doute qui paralyse et la torture des remords.

Tu es l'homme qu'on achète, celui qu'on humilie et qui se tait. Tu es l'enfant qui crève de faim et qui vit dans la peur du lendemain. Tu es la femme battue qui meurt sous les coups de celui qu'elle aimait. Dès que l'on se sent minable, coupable, honteux ou abandonné, tu savoures ton triomphe en secret.

Sur ton passage, cent chats noirs vont hurler et tu serreras contre toi, un châle de soie.

A l'aube, quand tu regagnes ta demeure et contemples tes ravages, un étrange vertige s'empare de toi. C'est là qu'il faudrait t'attendre, en haut des marches, pour te faire un croche-patte et te voir dégringoler puis t'écraser au pied de l'escalier. Mais qui saurait te reconnaître ? Tu as plus de mille visages. Et comment venir à bout de toi ? Tu es tant de maux à la fois.

Momina Décembre 2004