Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
 

Nicolas de Staël, Le Concert, 1955
huile sur toile, 350 x 600 cm
 

 
Le Concert clôturait l'exposition. Immense et captivant, il étalait fièrement ses six mètres de large sur trois de haut. Le souffle coupé, j'étais bien trop intimidée pour ressentir la moindre émotion. J'éprouvais plutôt une sorte de malaise, une sensation étrange qui me ramenait à un souvenir d'enfance. Un enterrement. Nous étions dans une église, un matin d'hiver. La pluie cognait contre les vitraux dont le rouge flamboyant m'impressionnait autant que le rideau écarlate qui courrait d'un bout à l'autre du tableau. Les gens autour de moi avaient la même attitude recueillie que les visiteurs du musée. Ils m'avaient dit d'être sage et de ne pas faire de bruit comme ces pauvres instruments à l'abandon qui semblaient patienter là sans raison.

Un panneau me rappelait qu'il s'agissait de la dernière oeuvre de Nicolas de Staël. Le peintre avait ouvert une fenêtre et s'était jeté dans le vide, nous laissant dans l'incertitude. Le Concert était-il un tableau inachevé ou avait-il achevé son auteur ? J'allais partir sur cette interrogation quand un jeune homme retint mon attention. Alors que les autres visiteurs se tenaient à une distance respectueuse de la toile, il était le seul à avoir osé s'en approcher. Le nez en l'air, il étudiait les lignes harmonieuses de la contrebasse. Il portait un long manteau noir. Ses cheveux étaient de la même couleur. Une barbe de trois jours ombrait son visage. Sa silhouette sombre et mince se détachait nettement du fond doré pourtant, l'espace d'un instant, il me parut être l'élément qui manquait au tableau... Un musicien.

Il esquissa quelques pas sur le côté. A présent, il considérait les pupitres et les partitions au centre de la composition. Je m'attendais à le voir brandir une baguette pour signaler le début du concert. Au lieu de cela, il choisit de se diriger vers le piano. A son contact, la toile s'animait. Peu à peu, il la réveillait. J'entendais le brouhaha des spectateurs qui prenaient place dans la salle. Je devinais les parfums capiteux des dames élégantes, la légère odeur de naphtaline et de tabac froid imprégnée dans les smokings de leurs maris. Près du rideau rouge, les concertistes accordaient leurs instruments. Une cacophonie de lèvres écrasées contre des cuivres et de grincements de cordes m'emplissait les oreilles au moment où le jeune homme, soudain, se tournait vers moi. Honteuse de l'avoir épié comme un simple détail du grand tableau, j'évitai son regard. Il en profita pour disparaître.

Quand je levai à nouveau les yeux vers Le Concert, son silence me fit mal. Le piano s'était tu, la contrebasse aussi. Les partitions oubliées s'ennuyaient sur les pupitres. Sans le jeune homme en noir, le tableau redevenait une surface aux dimensions inhumaines, vidée jusqu'au vertige, tristement inachevée.

Momina Mars 2004