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John Melhuish
Strudwick, A
Golden thread (détail), 1885 huile sur toile, 72,4 x 42,5 cm Pour Hortense... et son goût du dialogue. - Une enfant vient de naître, annonce Clotho d'un air grave. Elle s'appellera Nadia. Elle ne connaîtra jamais ses parents mais elle sera élevée par de braves gens. - Adolescente, elle s'entichera d'un jeune homme qui la repoussera. - Elle aura cependant un mariage heureux... - Avec un soldat, précise Lachésis. - Oh, non pas un soldat ! - Alors avec un marchand. Cela te convient, ma bonne Clotho ? - Oui, je préfère. - Elle aura une fille qui fera son bonheur et... Atropos, tu dors ? - Hein ? - C'est à toi maintenant. Nous venons de dérouler la vie de Nadia. Atropos donne un coup de ciseaux au hasard. - Ma chère soeur, dit Lachésis, il me semble que tu as taillé un peu court. - Cette Nadia m'ennuyait. Je baillais à m'en décrocher les mâchoires. - Il est vrai que nous avons un peu manqué d'imagination. - Non, c'est notre travail en général qui me désespère. Je pense qu'on devrait prendre des vacances au lieu de croupir dans notre grotte humide. - Et qui décidera du sort de ceux qui naissent ? demande Clotho. - Les hommes ne peuvent pas vivre sans destin, ajoute Lachésis. - Qu'ils se débrouillent sans nous ! Plus personne sur terre ne se souvient de notre existence alors pourquoi nous soucier de la leur ? - Atropos !! - Quoi ? Je dis la vérité, même si vos oreilles en sont blessées. Regardez les autres dieux. Depuis que les hommes les ont oubliés, ils se prélassent dans les hauteurs de l'Olympe sans plus se préoccuper de l'humanité. - Ah pardon, s'écrie Clotho. Morphée continue de visiter les hommes chaque nuit. Déméter fait pousser le blé qui les nourrit. Aphrodite leur inspire de beaux sentiments et les Muses de grandes oeuvres... - Quand tu coupes le fil d'or, Thanatos se tient près d'eux et Hadès les attend. - Les hommes ne croient plus en nous. Je vous dis que nous perdons notre temps. - Nous devons les guider, répond Clotho. Ils imaginent qu'ils sont libres alors qu'ils suivent simplement le chemin que nous leur avons tracé. - Nous sommes l'origine et la fin de toute vie, fait Lachésis, et tant qu'il y aura des hommes, nous déroulerons les fils de leurs destins. - Elle est bien noire, la vie d'une Moire... - Atropos, cesse donc ces rimes stupides. - Si nous livrons les hommes à eux-mêmes, dit Clotho, ils finiront par s'entretuer ou pire, par ne plus rien faire. Ils sont si paresseux ! - Du chaos sont nés la Terre et le Ciel, les dieux et les hommes. Si nous arrêtions notre travail, si les dieux nous imitaient, ce monde redeviendrait ténèbres. - La paix ! ordonne Atropos. Parlons d'autre chose. Clotho reprend sa quenouille et annonce : - Un petit garçon vient de naître, là-bas, en Ethiopie. Atropos coupe aussitôt le fil. - L'Ethiopie est un rude pays. Les enfants y meurent souvent en bas âge. Clotho soupire et tire un nouveau fil. - Celui-ci est solide, prévient-elle. C'est un garçon vigoureux. Il a tout d'un héros. - Ma chère soeur, dit Atropos un rien sournoise, je te rappelle que tous les monstres ont été jetés au fond du Tartare. Tu peux m'expliquer à quoi servent les héros de nos jours ? - Certains hommes sont monstrueux... Pense aux bandits, aux assassins. - Bah, ce n'est rien comparé aux créatures d'autrefois. - Il reste les tyrans quand même. - Oh oui, les tyrans ! Fabriquons un tyran plutôt qu'un héros. C'est tellement plus divertissant. Rien de tel qu'un bon tyran pour remettre les idées des hommes en place. - Celui-là est issu d'une famille très pauvre, précise Clotho. - Tant mieux ! Il saura se faire écouter du peuple qui pourra s'identifier à lui. - Ce fil me brûle les mains, gémit Lachésis. Cet homme sera une vraie brute. - Un monstre sanguinaire ! piaffe Atropos. - Ma chère soeur, tu t'emportes. Disons qu'il sera très charismatique, les hommes seront séduits par lui... - Jusqu'au jour où ils découvriront son véritable visage mais il sera trop tard, ces idiots lui auront donné le pouvoir. - Ils vont se rebeller, dit Clotho confiante. - Bien sûr, fait Lachésis. Ils le mettront en prison et le tyran se suicidera. - Déjà ?! Vous ne lui avez donné ni épouse, ni héritier. Vous faîtes bien mal votre travail, mes soeurs. Enfin, si son heure a sonné... Diantre ! Je ne peux pas couper le fil. - J'avais prévenu qu'il était solide. - Rhaaaa la peste, ces hommes. - Il n'est pas immortel pourtant, s'inquiète Lachésis. - Misère, ce fil me résiste, je vous dis. - Allez Atropos ! De toutes tes forces, qu'on en finisse ! - Donne-moi les ciseaux. - Non ! - Atropos, coupe donc, mes mains sont en feu. - Voilà ! J'y suis. Vous avez eu peur, hein ? - Tu nous faisais marcher ? - Oui et vous avez couru. - Ce n'est pas drôle, Atropos. - Il me plaisait bien moi, le tyran. Vous avez réglé son sort en deux temps, trois mouvements. On n'en croise pas tous les jours, des infâmes comme lui, il méritait un meilleur traitement. - Des enfants sont nés entre temps, dit Clotho. On n'a pas le droit de s'occuper des uns davantage que des autres. - Soit ! - Que nous annonces-tu maintenant, ma bonne Clotho ? - Une ravissante enfant, née dans un pays où il neige souvent. - Elle sera danseuse, décide Lachésis. Un peu de grâce en ce monde rétablira l'ordre des choses. - On aurait dû la marier au tyran... - Atropos, il suffit. - Oh, bien, je me tais. Tu me réveilleras quand il faudra couper. Ainsi parlaient les Moires, qu'on dit muettes comme des tombes, alors qu'elles ne cessent de jacasser en tissant les fils de nos destinées. |
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Momina
Janvier 2005 Voir aussi : ( John Melhuish Strudwick ) |
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