Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau
 

Andrew Wyeth, Le Monde de Christina (Christina's World), 1948
détrempe sur plâtre, 81,9 x 121,3 cm


Il lisait beaucoup. Les livres avaient mangé tous les murs de son appartement. Il les choisissait d'une manière étrange. Il ne se fiait qu'à l'illustration en couverture. Peu lui importait le nom de l'auteur ou le titre du roman, il ne se concentrait que sur le tableau retenu par l'éditeur. Il espérait que le texte planqué derrière serait à la hauteur et (ça m'agace de l'admettre) il se trompait rarement.



C'était de cette curieuse façon qu'il avait acheté un recueil de nouvelles d'un écrivain américain. Dans la petite librairie qu'il aimait fréquenter, il était tombé en arrêt devant un Wyeth. Christina's World, précisait la légende au dos de l'ouvrage. Elle lui plaisait bien cette femme en robe rose, posée dans l'herbe sèche, à contempler une ferme au loin. C'était une oeuvre qui, selon lui, transpirait de solitude et d'ennui, à l'image de son existence depuis que sa fiancée l'avait plaqué, ne laissant qu'une minable lettre d'adieu sur la table du salon. Oui. Il se sentait comme la jeune femme en couverture. Par terre. Paumé dans un monde aussi immense que dépeuplé.

Il était sorti de la librairie, son recueil de nouvelles à la main. Dans le bus, il s'était assis à côté de moi. J'avais jeté un regard machinal sur son livre.

- Jolie couverture.

Ça m'avait échappé. Je ne voulais pas vraiment engager la conversation. Il m'avait répondu quelque chose comme : "J'ai choisi le livre pour cela." Je m'étais alors penchée pour mieux regarder l'illustration.

- L'impression générale est quand même un peu triste.
- Oui, je l'ai aussi choisi pour cela.
- Vous êtes malheureux ?
- Oh, si vous saviez...

Mais je n'avais pas le temps d'en apprendre davantage. En tournant la tête, j'avais constaté que nous arrivions à ma station. De dos, il trouvait que je ressemblais à la fille du tableau, avec ma queue de cheval. Il m'avait suivie des yeux quand j'étais descendue rejoindre un copain qui m'attendait près du kiosque à journaux. Le bus était reparti, emmenant un jeune homme dépité par la brièveté de notre discussion.

Il s'était consolé dans les bras de Christina. Dès qu'il rentrait du boulot, il se jetait sur le canapé avec ce livre. Il imaginait qu'il vivait dans la maison du fond. Il venait de s'engueuler avec la fille en rose. Elle était sortie très en colère et avait couru droit devant elle. Puis elle était tombée dans l'herbe. Elle hésitait à revenir. Alors il ouvrait une fenêtre et il l'appelait. C'était cet instant que le peintre avait figé. Ce moment où elle l'entendait crier son prénom. Hélas, leur charmante idylle ne devait pas durer plus d'une semaine. Son frère était passé un soir chez lui pour lui taper quelques billets, comme à l'accoutumée. L'étudiant s'était vautré sur le canapé et avait senti un objet dur contre son postérieur. Il avait extirpé le recueil de nouvelles, coincé entre deux coussins.

- C'est marrant, avait-il dit. Un copain m'a parlé de ce tableau y'a pas longtemps. Il paraît que cette fille avait eu la polio ou je ne sais plus quelle maladie infantile. Enfin, elle était handicapée, quoi. Elle ne pouvait pas marcher. Comme ses parents étaient enterrés près de la maison, il lui arrivait de ramper pour aller se recueillir sur leurs tombes. La scène a ému Wyeth et il a peint le tableau... Ça tue, hein ?

Oui, en effet, "ça tuait". Après le départ de son frère, il avait rangé le livre tout en haut d'une étagère. Jamais Christina ne pourrait courir vers lui, même s'il l'appelait de toutes ses forces. Ça l'avait complètement miné.

Le lendemain, il était retourné à la librairie. Je l'avais croisé un peu plus tard, à l'arrêt du bus. Il patientait en lisant le roman qu'il venait d'acheter.

- Egon Schiele, avais-je dit en tapotant la couverture. C'est un de mes peintres préférés.

Il avait levé les yeux de son bouquin pour rencontrer mon plus beau sourire. Nous étions montés dans le bus où il m'avait raconté la suite (et la fin) de ses aventures avec Christina. Il m'amusait. J'en avais loupé ma station.

Momina Février 2004