Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 
 

z24a3, Ici, 2003
acrylique sur bois, 30 x 30 cm

 
- A quoi tu penses ?
- A rien de précis. Je regarde la vitre.
- Comment ça, "la vitre" ? Tu veux dire les insectes qui s'écrasent contre les carreaux ?
- Non. Les reflets, les gens, le monde de la vitre...
- Je ne te comprends pas.
- Quand je reste longtemps à la fenêtre, j'ai l'impression qu'on me regarde. Je ne suis plus le spectateur mais celui qui est observé. Comme si j'étais dans un tableau. La fenêtre devient mon cadre. Les gens défilent et m'admirent. C'est une sensation bien agréable...
- Les visiteurs te trouvent à leur goût ?
- Pour être honnête, ce sont souvent des visiteuses.
- Oui, autant se faire plaisir...
- Elles penchent la tête. Elles me sourient. Moi, je fais gaffe de ne pas ciller pour ne pas les effrayer.
- Et tu entends leurs commentaires ?
- Non. Je les vois simplement. Mais peu importe ce qu'elles pensent de moi. Si je ne leur plais pas, c'est la faute du peintre pas la mienne.
- Tu as le beau rôle.
- Quoique tout à l'heure...
- Oui ?
- L'une d'elles m'a regardé comme si je ressemblais à un cornichon géant dans un bocal. C'était un peu vexant.
- Qui sait, dans son imaginaire, un cornichon c'est peut-être séduisant.
- Le sex-appeal du condiment m'échappe quelque peu.
- Et elle, elle ressemblait à quoi ?
- Elle était très jolie ce qui était encore plus humiliant. Sa petite bouche s'est déformée en une grimace bizarre.
- Alors tu as tiré la langue pour la faire fuir ?
- Même pas. Je suis un personnage idéal. Je ne moufte pas. Je me laisse contempler sans broncher.
- A tout prendre, je préfère encore être l'idée d'un tableau plutôt qu'un personnage.
- Mais le tableau est la concrétisation d'un rêve.
- Justement, c'est trop réel, trop... Ce n'est qu'un objet.
- Un objet même pas utile.
- Oui. D'ailleurs, tu n'es pas très décoratif non plus.
- Méchante !
- Etre l'idée d'un tableau, ça offre plus de possibilités, entre autres, celle d'influencer le peintre. Alors qu'être un personnage, c'est la soumission totale.
- Moi, ça me repose.
- Et ta liberté alors ?
- Quelle liberté, mon ange ? Tu penses que tu es libre, toi ?
- Davantage qu'une créature couchée sur la toile et figée à jamais.
- Ma pauvre chérie, un bon sauvage sur une île déserte est peut-être libre mais toi, tu vis en société. Tu dois respecter des codes. Il te faut céder ta place à la vieille dame dans le bus alors que tu es fatiguée, sourire au commerçant qui te vole, te lever tous les matins pour gagner de quoi manger...
- Ton sauvage doit également se nourrir. Nous sommes aussi prisonniers de nos instincts primaires si on va par là.
- Un personnage n'a pas d'instincts sauf ceux inventés par l'auteur qui se débrouille pour les satisfaire. C'est le bonheur, je te dis. La totale béatitude.
- Tu m'as l'air bien surmené...
- Tu penses que je deviens fou, c'est ça ?
- Non, c'est une petite déprime passagère.
- Je suis quand même LIBRE de rêver, non ?
- Idiot !
- En fait, tu es jalouse de ces visiteuses qui me regardent.
- Je te rappelle qu'elles n'existent que dans ta tête. Sur la vitre, moi, je ne vois que les lumières de la ville et des mouches qui virevoltent.
- Tu n'as pas une once d'imagination, voilà tout.
- Tu sais quoi ? On devrait sortir. C'est pas bon de rester des heures comme ça à la fenêtre. On peut dîner au restaurant, si tu veux. Au chinois, en bas. On demandera la table près de la baie vitrée et à côté de l'aquarium. Comme ça, tout le monde te regardera. Les gens dans la rue, les poissons derrière la vitre...
- C'est pas gentil de se moquer.
- Mais le plus important, j'allais l'oublier...
- Oui ?
- Tu te verras dans le reflet de mes yeux et ça, si c'est pas le plus doux des miroirs...
- Viens là que je t'embrasse.
- J'ai du rouge à lèvres, on va s'en mettre partout.
- C'est pas grave. De toute façon, je préfère qu'on reste à la maison. Tiens, je vais fermer les rideaux... Voilà. On est bien, ici, non ? Rien que nous deux...

Momina Mai 2004

Voir aussi : ( z24a3 )