Moins d'un an après le traité de Bucarest, le geste d'un étudiant serbe allait entraîner les Balkans, puis le monde dans un conflit qui devait durer plus de quatre ans. Dans cette première phase du conflit qui s'étend d'août 1914 a l'entrée en guerre de la Bulgarie le 14 octobre 1915, les pays Alliés dans cette région, c’est-à-dire la Serbie et le Monténégro, après la surprise, réussissent à prendre l'initiative et enfin, à offrir une résistance inespérée en stabilisant le front face aux troupes austro-hongroises. Ces deux pays sont pourtant sortis exsangues de ces Guerres Balkaniques; destructions, pertes humaines, endettement, de plus ils doivent financer le processus d'intégration des territoires nouvellement conquis. Pays pauvre par excellence dans une région elle-même pauvre, le Monténégro se voit donc confronté à des difficultés quasi insurmontables. C'est pourquoi avant d'évoquer sa participation au conflit aux côtes des Alliés, j'essayerais de dresser un bilan sur sa situation avant le début des hostilités.    
       
  A. La situation du Monténégro en 1914    
       
  La Conférence des Ambassadeurs de Londres qui marque la fin de la première guerre balkanique entérine les agrandissements territoriaux du Monténégro sur la Turquie. À ce titre, le petit royaume reçoit la partie sud-ouest du Sandjak de Novi-Pazar ainsi que la Metohija. Cette dernière qui est une riche plaine agricole accroît considérablement la surface cultivable du pays puisque la majeure partie du Monténégro était composée jusqu'ici par des plateaux karstiques stériles en façade maritime, tandis que l'intérieur était composé de hautes montagnes [1] recouvertes de forêts denses (ce qui a valu au pays son nom). Le pays est agricolement pauvre, ses seules ressources sont constituées par ces forêts et l'élevage, notamment de porcs. Or l'agriculture est la seule véritable activité économique du pays puisque l'industrie y est inexistante et le commerce peu développé du fait de son relatif enclavement, et ce malgré le développement récent du port d'Antivari qui commerce avec l'Italie [2]. Ce pays est d'ailleurs le principal investisseur du pays [3], depuis que le Monténégro s'est tourné vers lui pour se dégager de la tutelle économique envahissante de l'Autriche-Hongrie.  
     
  Cette agriculture défaillante et l'inexistence de manufactures sur le territoire nécessitent de nombreuses importations [4] et favorise l'émigration des Monténégrins à l'étranger, notamment les États-Unis d'Amérique. En 1904 ils étaient 4 000 à avoir émigrés, ils sont 21 000 en 1912. Par le transfert d'une partie de leur salaire, ils contribuent pour une bonne part au revenu de la nation [5]. Mais ces rentrées financières ne suffisent pas à assainir une situation budgétaire difficile qui aboutit le plus souvent à des déficits et oblige le royaume à emprunter. Les représentants Alliés au Monténégro n'avaient de cesse de le faire remarquer à leur gouvernement respectif "des aides puissantes et inlassables sont indispensables à ce pays pour assurer son existence économique. À lui seul il ne saurait subvenir à ses propres besoins" [6] ce à quoi il ajoute une remarque du ministre serbe "le Monténégro mourra un jour d'épuisement financier. La seule industrie connue ici est d'emprunter de l'argent." Pour les partisans de l'union comme Andriya Radovitch cette situation qu'il qualifie de désastre économique et financier justifie à elle seule l'union. Le Monténégro ne peut trouver son salut que dans l'union [7]. Les Guerres Balkaniques et les dépenses qu'elles ont occasionnées ont accru ces difficultés chroniques. Pour y faire face les grandes puissances s'étaient engagées à garantir un emprunt de 40 millions de francs en échange du retrait des troupes monténégrines de Scutari. Le royaume ne pourra pas profiter de cet apport financier pour réorganiser les nouveaux territoires et assurer son développement puisque la guerre viendra contrecarrer ces projets.    
       
  Si la situation économique suscite chez les partisans de l'union, des critiques, ils en attribuent le plus souvent la paternité à la politique menée depuis 54 ans par leur souverain Nicolas Ier. Ceux-ci le décrive le plus souvent comme un prince autocrate, menant une politique à "l'orientale", dilapidant les subsides russes au profit de sa propre personne ou de la dynastie, à l'occasion de fête comme celle de son jubilé au cours duquel il reçoit le titre de roi. Au pouvoir depuis 1860 Nicolas n'en a pas moins essayé de moderniser son pays; en ouvrant des écoles, des lycées et en octroyant en 1905 une constitution calquée sur la constitution russe de la même année. Mais encore une fois, ces réformes ne sont pour les unionistes qu'un leurre [8]. Cette constitution octroie au peuple une représentation parlementaire à travers une Skoupchtina [9] de 76 membres dont 14 nommés par le roi. Il est vrai que Nicolas s'est taillé une constitution à sa mesure et que malgré cela il n'hésitera pas à gouverner sans en tenir compte, lorsqu'elle n'entérine pas ses propres décisions. Ainsi il dissoudra la première Skoupchtina en 1907 jugée trop unioniste et interdira les partis politiques car "leur formation ne servirait qu'à diviser le peuple" [10]. Autocrate, paternaliste, Nicolas l'est sûrement, mais où trouver dans cette région un régime pleinement démocratique, où le souverain n'intervient pas directement dans la politique du pays.    
     
  Le régime doit donc faire face à une certaine opposition interne qui pose le problème des relations avec le voisin serbe. Problème de plus en plus omniprésent depuis que ces deux pays ont acquis une frontière commune à la suite des Guerres Balkaniques; véritables guerres de libération nationale. S'il est un domaine qui a permis à la dynastie de perdurer jusqu'ici, c'est justement cette politique de lutte contre les Ottomans. Le crédit que conserve le roi auprès de ce peuple guerrier et essentiellement dû à son engagement incessant contre la domination turque; 1862, 1876 il soutient les révoltes en Herzégovine, en 1878 lors de l'intervention russe, en 1910-1911 en Albanie et enfin lors des Guerres Balkaniques. Mais ces guerres multiples n'ont pas été sans laisser des traces dans les effectifs de ce peuple guerrier. Il n'existe pas en effet dans ce pays de véritable armée régulière, il s'agit plutôt de milices, de "peuple en arme". Et les Guerres Balkaniques ont eu pour effet de décimer une bonne partie de ses effectifs [11]. Ainsi en 1912 réussit-il à mobiliser 40 000 soldats pour une population de 285 000 habitants, deux ans plus tard ils ne sont que 50 000 à prendre part au conflit alors que la population est passée a 435 000 habitants. Le pays est donc exsangue économiquement et humainement. Pourtant lorsque éclate la crise austro-serbe de juillet 1914, et ce malgré les divergences entre les deux états au sujet de l'union, le Monténégro s'engage résolument aux côtés de la Serbie.    
       
  B. Le Monténégro dans le conflit    
       
  L'attentat contre le prince héritier François-Ferdinand a très vite donné lieu à des arrestations dans les milieux nationalistes yougoslaves de la double monarchie. Celle-ci ne voulut pas s'arrêter aux lampistes et posa la question des responsabilités. Vienne conclut immédiatement à la responsabilité du gouvernement serbe. Il fallait en finir avec la Serbie, et ce geste en fournissait le prétexte. Dans ce dessein, elle envoya un ultimatum, le 22 juillet au soir, au gouvernement serbe avec un délai d'expiration de deux jours. Le 25 la Serbie refusait un des points. Trois jours plus tard, Belgrade était bombardée. Le jeu des alliances aidant une semaine plus tard l'Europe était en guerre. Ne possédant pas d'accords avec la Serbie, le Monténégro décrétait quant même la mobilisation générale le 29 juillet et déclarait la guerre à l'Autriche-Hongrie le 8 août 1914.  
     
  Aux vues des critiques du parti unioniste après la défaite à propos notamment de la trahison du Monténégro, cet engagement n'apparaît pas comme évident. Le Monténégro serait entré en guerre à reculons. C'est pourquoi il importe d'essayer de définir les conditions de son entrée en guerre. L'Autriche-Hongrie soucieuse de circonscrire le conflit ne ménagea pas ses efforts pour maintenir le Monténégro en dehors du conflit, ce qui explique notamment ce délai entre la mobilisation et la déclaration de guerre. Consciente qu'elle ne pouvait l'attirer dans son camp, elle essaya de lui acheter sa neutralité au pris de concessions territoriales en Albanie et même en Serbie dans l'autre moitié du Sandjak. Alors même que pour justifier la bonne fois de son action contre la Serbie auprès du gouvernement monténégrin, elle disait ne pas en vouloir à l'intégrité territoriale de la Serbie. Ces compensations territoriales auraient été accompagnées de compensations financières. Nicolas ne parut pas désintéressé par ces propositions, mais il lui fallait compter avec son opinion publique clairement engagée derrière la Serbie [12].    
       
  Dans le même temps, alors qu'il recevait des gages de bonne volonté de la part de Vienne, le disculpant de toute implication dans l'attentat, Nicolas s'empressait, lui aussi de donner des gages de bonne volonté à son petit-fils; le prince-régent Alexandre de Serbie [13], ainsi qu'au gouvernement serbe pour les assurer de son entier soutient. Il le fit par trois fois. Ainsi le fit-il lorsque Pachitch, le chef de gouvernement serbe, lui demanda conseil sur la réponse à donner à l'Autriche-Hongrie: "il est difficile de dire quelle réponse doit être donnée à l'Autriche-Hongrie. Notre opinion est d'obéir en tous aux conseils de la Russie. En tout cas, le Monténégro partagera aujourd'hui, comme toujours, le bien et le mal avec la Serbie. Votre sort sera le nôtre !" Ce à quoi il ajoute le même jour comme réponse à un télégramme de Pachitch qui lui demandait s’il pouvait compter sur son aide fraternelle et illimitée en cas de conflit, "la Serbie peut compter sur l'aide fraternelle et illimitée du Monténégro, en ce moment critique pour le peuple serbe, ainsi qu'en tout autre." Il adressa le même type de message à Alexandre "mes Monténégrins sont déjà prêts à la frontière à mourir pour la défense de notre cause commune et sacrée" [14].  
     
  Quelle politique jouait donc Nicolas; celle de l'entente avec la double monarchie ou bien celle de la défense de la race serbe? [15] La réponse n'est pas évidente. Il sait son pays démuni, sans argent, sans armes, sans munitions [16]. La neutralité n'est pas sans avantages ainsi se range-t-il derrière la position de la Russie. Si elle reste neutre, il restera neutre ce qui ne doit pas l'empêcher d'essayer de maintenir la paix. Il demandera à cet effet au gouvernement de Vienne de rallonger le délai de l'ultimatum. Mais des erreurs de la part du gouvernement austro-hongrois comme l'expulsion des citoyens monténégrins de Cattaro ou l'arrêt des communications télégraphiques entre les deux pays ainsi que l'entrée en guerre de la Russie, l'ont poussé à suivre les recommandations de la Skoupchtina qui réunit le 1er août demande au gouvernement royal de déclarer immédiatement la guerre à l'ennemi séculaire [17]. Le 5, il remercie les représentants autrichiens et entre en guerre le 8. Dans son dernier entretien avec Hubka [18] le roi lui prétextera avoir tout fait pour sauver la paix, mais que tel était le destin [19]. Homme de paix convaincu, qui sait que son pays n'est pas près au conflit mais qui de toute façon s'engagera aux côtes des frères serbes, ou souverain habile qui cherche à jouer sur les deux tableaux mais qui sous la pression populaire, notamment des partisans de l'union, doit se soumettre et déclarer la guerre à la double monarchie?    
       
  On ne peut répondre de manière définitive à cette question. Mais une fois le pays en guerre, celui-ci se rangea résolument aux côtes des Alliés, en participant aux opérations militaires contre l'Empire. Forte de 43 000 hommes auxquels vinrent s'ajouter 4 000 volontaires venus d'Herzégovine ou de Dalmatie, l'armée monténégrine est divisée en quatre colonnes avec chacune une mission précise:
- la première colonne (groupe d'armée du Lovtchen) qui comprend 11 950 hommes est positionnée entre Dulcigno et Cattaro. Elle a pour but de défendre la côte et le mont Lovtchen qui surplombe la base navale autrichienne des Bouches de Cattaro.
- la deuxième colonne (groupe d'armée d'Herzégovine) composée de 23 000 soldats entre Cattaro et le confluent de la Tara et de la Piva [20]. Elle a pour mission de défendre la frontière et de créer une diversion a l'offensive autrichienne en Serbie.
- la troisième colonne (groupe d'armée de Plevlie) avec 5 580 hommes situés a la frontière avec la Serbie a pour but de soutenir l'armée serbe de Bosnie.
- la quatrième colonne (groupe d'armée de Detchani) avec 6 300 soldats est chargée de surveiller la frontière albanaise.
   
     
  Bons combattants, les soldats monténégrins n'en sont pas moins sous équipés, avec un matériel quelque peu archaïque et qui a souffert des deux dernières guerres. Ils sont aussi, de par l'organisation tribale de cette armée ou milice qui regroupe tous les hommes de 18 a 63 ans, relativement indisciplinés ce qui n'ira pas sans poser des problèmes dans ce premier grand conflit moderne que représente la Première Guerre Mondiale.    
       
  Sur demande Alliée, principalement de la Russie qui ne veut pas voir ses deux petits alliés se disperser [21], le haut commandement de l'armée monténégrine est confié au général serbe Yankovitch, assisté de nombreux autres officiers serbes dont le colonel Pechitch [22]. Cette arrivée provoque un changement de l'ordre de bataille; l'armée monténégrine devient alors le flanc gauche de l'armée serbe. À cette effet, la majeure partie des effectifs est dirigée vers le Sandjak. Ainsi:
- la colonne du Lovtchen passe de 11 950 à 8 970 hommes et est commandée par le prince Pierre, le fils cadet du roi Nicolas.
- la colonne d'Herzégovine, elle passe de 23000 à 9500 et est dirigée par le général P. Petrovitch.
- la troisième colonne voit ses effectifs passer de 5580 à 22100 sous le commandement du général Y.Voukotich qui est aussi à l'époque le chef du gouvernement monténégrin.
- l'effectif du groupe d'armée qui se trouve en face de l'Albanie reste inchangé et est confié au général Vechovitch.
Dorénavant l'armée monténégrine se trouve incluse dans le dispositif de défense serbe et participe aux opérations de l'armée serbe.
 
       
  Dans cette optique, après avoir contribuée à la résistance serbe en immobilisant sur ses frontières des troupes austro-hongroises, l'armée du général Voukotich participe à la contre-offensive serbe en Bosnie en direction de Sarajevo dont elle atteindra les faubourgs (moins de 18 km) à la fin de septembre 1914. Cette contre-offensive qui avait été rendue possible par l'offensive russe en Galicie [23], marque un coup d'arrêt en octobre et les troupes serbo-monténégrines sont obligées de se retirer derrière la Drina à la suite de l'offensive du général croate Potiorek en Serbie ainsi qu'à cause de mutineries dans l'armée monténégrine. Une offensive russe dans les Carpates [24] et l'hiver viennent fixer le front qui ne variera plus jusqu'en octobre 1915. Tout comme en Occident le front se stabilise.    
     
  Si les deux pays offrent une résistance inespérée aux Centraux, la situation sur le "front intérieur" se dégrade rapidement. Cette situation est en partie la cause des mutineries. Les Monténégrins sont des paysans-soldats et à ce titre supportent mal un éloignement trop long de leur foyer tandis que la pénurie touche leur famille. Ce à quoi s'ajoute une insécurité permanente due aux incursions de bandes albanaises ainsi qu'aux bombardements de la côte et des villes soit par la flotte, soit par l'aviation autrichienne. Tout ceci perturbant un ravitaillement du pays déjà difficile.    
       
  Ces bombardements aériens du territoire monténégrin sont à l'origine d'une des autres "preuves" de la trahison du Monténégro pour Radovitch et les unionistes. L'augmentation de leur nombre à partir du début de l'année 1915 et notamment les cibles choisies; Antivari, Cettigné, Podgoritza et l'accroissement du nombre des victimes [25] ont poussé le prince Pierre à entrer en contact avec les Autrichiens de Cattaro pour obtenir un modus vivendi sur le bombardement des villes. À cet effet il rencontre le 29 mai à Budua [26], le colonel Otto Hubka ancien attaché militaire autrichien à Cettigné que l'on a pour l'occasion rapatrié de l'Isonzo [27] pensant que le gouvernement monténégrin avait des propositions à faire. Tel ne fut pas le cas, mais les bombardements aériens cessèrent sur les villes ouvertes jusqu’au 23 octobre de la même année. Les ouvrages polémiques défendant la cause de l'union reprirent cet événement pour en faire un des points de départ de la trahison de la dynastie. Ceux-ci y voient notamment l'objet d'un marchandage entre les deux pays au cours duquel Pierre aurait vendu le mont Lovtchen contre l'occupation de Scutari 15 jours plus tard. Les preuves de cette trahison étaient encore plus évidentes à l'analyse de l'attitude du prince durant cette période, puisque celui-ci était en communication téléphonique avec Cattaro, distribuait à ces troupes des journaux autrichiens et faisait jouer l'hymne bulgare après la chute d'Usküb [28]. Ces accusations ne purent malheureusement, pour ces propagandistes, être prouvées. Si cet événement ne suscita pas de vives réactions de la part des Alliés, il en fut tout autrement du problème de la prise de Scutari par les troupes monténégrines pour assurer au pays un meilleur ravitaillement.  
     
  C. Le Monténégro et les Alliés    
       
  Le ravitaillement reste en fait le problème n° 1 pour le pays. En effet déjà déficitaire en temps de paix, en temps de guerre, celui-ci n'arrive même plus à fournir le minimum nécessaire du point de vue alimentaire. Pour ce pays donc, le blocus maritime mis en place par la flotte austro-hongroise dès le début du conflit, puisque le 8 août 1914 les Autrichiens bombardent Antivari [29], est catastrophique. Celui-ci obligera l'Italie encore neutre à suspendre le 3 octobre ses liaisons avec le Monténégro et le port albanais de Saint-Jean-de-Médua [30]. Le Monténégro est alors coupé de l'extérieur. Ainsi, dès octobre 1914 les hôpitaux monténégrins ne sont plus chauffés [31]. Adossée à des montagnes difficiles à traverser, l'Adriatique était la seule porte d'entrée et de sortie du pays et les promesses de Paris n'y feront rien [32].    
       
  Ce problème est d'autant plus crucial que c'est de lui dont dépend la survie du Monténégro et donc son maintien dans le conflit. Mais voilà, le théâtre balkanique n'intéresse que très peu les états-majors Alliés et le Monténégro encore moins que d'autre: "plus encore que l'Albanie, ce petit pays ne peut avoir d'intérêt stratégique que par la suite de circonstances spéciales" [33]. Et en 1914 ces circonstances spéciales n'existent pas. Ainsi, en tout et pour tout le Monténégro ne reçu pendant toute la période d'août 1914 à janvier 1916 que 9 000 tonnes de marchandises diverses [34], et quelles fournitures; des vieux uniformes de pompier de Paris [35] mais en nombre insuffisant ce qui fait que l'on dut les partager entre les soldats.  
       
  Le ravitaillement par mer étant devenu dangereux selon l'amiral Boué de Lapeyrère [36], il décida de faire transiter le ravitaillement du Monténégro par la Serbie via Salonique [37]. Ce à quoi la Serbie répondit favorablement. C'était pour elle le meilleur moyen de contrôler l'action du Monténégro en distribuant l'aide au compte-goutte et d'en accaparer une partie [38]. Ainsi le gouvernement serbe s'employa-t-il à prouver que le ravitaillement Salonique-Mitrovitza-Ipek-Andrievitza était possible [39]. On sait ce qu'il advint des troupes serbes sur ces "routes" lors de leur retraite. Le gouvernement monténégrin proposa alors de construire une route entre Ipek et Mitrovitza avec les prisonniers des Serbes, mais l'épidémie de typhus vint stopper les travaux ainsi que le ravitaillement en mars 1915.    
     
  Privé de ravitaillement Allié par la mer, certains commerçants monténégrins n'hésitent pas à utiliser ce moyen pour acheminer leurs marchandises. Celles-ci sont débarquées à Saint-Jean-de-Médua sur des barques qui remontent ensuite sur la Boyana [40] qui débouche sur le lac de Scutari. Ce parcours près des côtes, en eaux peu profondes, interdit la venue des sous-marins autrichiens de la base de Cattaro. Ce trajet n'en est pas moins risqué. En effet Saint-Jean-de-Médua et la Boyana sont situés en territoire albanais, pays officiellement neutre, mais qui baigne dans l'anarchie tribale, après le départ du prince Guillaume de Wied et des experts internationaux [41]. Or cette région de l'Albanie du Nord est essentiellement composée d'albanais catholiques sur lesquels les agents autrichiens exercent leur influence notamment sur la tribu des Malissores [42]. Harcelant le sud du Monténégro, ceux-ci n'hésitent pas à entraver l'acheminement des marchandises sur la Boyana. Ainsi, cinq barques d'un commerçant de Podgoritza furent arrêtées par deux fois sur le fleuve et durent acquitter des taxes sous peine de confiscation [43] et ce à l'encontre des accords internationaux qui assuraient la libre circulation sur le fleuve sans droits de douane. Cet incident qui eut lieu en décembre 1914 ne fut que le premier d'une longue liste. Ainsi un sous-marin autrichien pénétra-t-il dans le port Saint-Jean-de-Médua le 20 mai 1915 et proposa aux Albanais la moitié d'une cargaison de céréales à destination du Monténégro si ceux-ci les aidaient à la capturer. Cette cargaison de 1 600 tonnes était d'autant plus importante qu'elle permettait de nourrir le Monténégro pendant un mois [44]. Et l'on pourrait multiplier les exemples.  
       
  Cette situation qui accroît la pénurie ne fait qu'irriter de plus en plus la population et les militaires à l'encontre des Albanais. Ainsi, selon le roi, des soldats monténégrins menaceraient de quitter leur poste pour aller prendre les marchandises bloquées en Albanie [45]. Réalité ou tentative de chantage du roi pour engager une action en Albanie? Toujours est-il que cette situation lui fournit un bon prétexte. D'autant plus que le gouvernement de Durazzo [46] d'Essad Pacha [47] lui aurait offert d'occuper Scutari et sa banlieue pour éliminer les tribus pro-autrichiennes contre lesquelles il combat [48]. Cependant, le roi est au courant des réticences que provoquerait une telle occupation chez ses Alliés russe, britannique, serbe et principalement italien qui a des visées sur toute l'Albanie. Cette attitude à tenir à l'égard de l'Albanie et de l'éventualité d'une occupation de Scutari va d'ailleurs provoquer une crise ministérielle au sein du gouvernement royal entre le ministre des affaires étrangères Pierre Plamenatz et les autres ministres partisans d'une intervention en Albanie. Cependant et malgré l'avis contraire des Grands, le Monténégro occupe Scutari le 14 juin 1915.  
     
  Cette action est immédiatement perçu comme une provocation du gouvernement monténégrin. Ainsi les Italiens qui jusqu'ici étaient en tractation avec les Monténégrins pour des actions sur la côte dalmate, pour contrer les Serbes [49] y voient une collusion entre le Monténégro et la double monarchie après l'entrevue de Budua. Le ministre [50] italien à Cettigné, de Negretto, va même jusqu’à prétendre que, par cet accord, le Monténégro s'engagerait à cesser les hostilités effectives [51]. Les Serbes reprennent ses accusations, tel le général Yankovitch, le chef d'état-major du Monténégro à son retour auprès du gouvernement serbe à Nich [52]. Pourtant ces deux pays omettent de signaler que tous les deux sont déjà présents sur le sol albanais. Les Italiens à Valona [53] et ce depuis le début 1915 [54] alors qu'ils étaient encore neutres et les Serbes quant à eux occupent la ville d'Elbassan [55] à l'Est de Tirana, tandis que la Grèce autre pays neutre occupe l'Épire du Nord. Toutes ces occupations se sont faites sans soulever de protestations internationales.    
       
  Toutes ces accusations seront reprises par les unionistes pour prouver la trahison et démontrer que la politique personnelle du roi allait à l'encontre des intérêts alliés en dégarnissant le front nord au profit d'une aventure territoriale en Albanie sans accord avec l'état-major serbe. C'est pourtant le général Yankovitch qui demanda le transfert de trois bataillons sur la frontière albanaise [56]. De plus ce même haut commandement fut obligé de reconnaître que cette opération n'avait pas prélevé, à moyen terme, de troupes sur le front nord, bien au contraire. Ainsi au moins d'août 1914 le front nord disposait de 36 204 hommes en juillet 1915, après l'opération de pacification de la frontière albanaise, ils étaient 42 544. Alors que dans le même temps la quatrième colonne affectée à la surveillance de la frontière albanaise passait de 7 601 a 4 739 hommes.    
       
  Cette atmosphère de suspicion à l'égard du Monténégro eut pour conséquence de remettre en cause l'approvisionnement du pays. Prenant prétexte de la prétendue duplicité du roi, les gouvernements italien et anglais décidèrent de suspendre leur aide. Ainsi le comte Salis, représentant du Royaume-Uni à Cettigné, décide son gouvernement à suspendre l'aide au Monténégro et à ne plus prendre en charge le rapatriement des réservistes monténégrins d'Amérique [57]. Cette même attitude est suivie par le gouvernement italien qui décide de bloquer l'approvisionnement dans les ports italiens car il ne "pouvait" plus assurer la protection des bateaux assurant l'approvisionnement du pays [58].    
     
  Qu'en était-il de l'aide française? On l'a vu, le Monténégro n'était pas considéré comme ayant une importance stratégique pour la conduite de la guerre. Pourtant, dès le début du conflit, le ministère de la marine s'interrogea sur le moyen de tenir un blocus de l'Adriatique, rendu possible par la neutralité italienne. L'amiral Boué de Lapeyrère qui avait été chargé de faire un rapport sur la stratégie navale à appliquer en Méditerranée préconisait ceci: "pour tenir le blocus de l'Adriatique, il n'y a que deux solutions: s'installer dans une baie des îles ioniennes appartenant à la Grèce ou s'emparer d'une base ennemie" [59]. Dans le même temps, le roi du Monténégro proposait au gouvernement français la conquête de la base la plus méridionale de l'Autriche; Cattaro, en coordination avec la flotte et les troupes françaises [60]. Le ministère opta donc pour la seconde solution. À cet effet la France envoya donc 8 canons et 140 marins sous les ordres du capitaine de frégate Grellier. Le manque de moyen et de stratégie conduira cette expérience à l'échec, malgré des débuts prometteurs. Les canons ne purent rien contre les fortifications tandis que les navires étaient hors de portée. La poudre noire utilisée par ces vieux canons les rendit vulnérables (au 27 octobre déjà deux pièces détruites et 21 morts). Les conditions climatiques sur le mont Lovtchen à plus de 1700m aidant, les effectifs déclinèrent rapidement et le 23 novembre 1914 les troupes françaises réembarquaient [61]. L'échec était retentissant et le journal italien "Corriere della Serra" parlait d'inaction de la flotte française qui permettait à l'Autriche-Hongrie de faire de l'Adriatique sa propriété [62]. Delaroche-Vernet [63] eut à ce titre à se plaindre du manque action de la flotte de l'amiral de Lapeyrère contre le blocus, celui-ci préférant conserver sa flotte intacte plutôt que de l'engager dans des combats [64].  
       
  La situation qui voulait que pour le moment le Monténégro résiste au puissant voisin autrichien était donc purement artificielle. Elle ne tenait qu'au peu d'empressement de ce dernier à agir dans les Balkans, préférant d'abord circonscrire le danger russe en Galicie. Aussitôt que celui-ci passerait à l'offensive, les problèmes de pénurie que subissaient le pays dans ces temps de relatif accalmie ne feraient que croître, au point de l'entraîner vers le désastre [65].    
       
     
       

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