Moins d'un
an après le traité de Bucarest, le geste d'un étudiant
serbe allait entraîner les Balkans, puis le monde dans un conflit
qui devait durer plus de quatre ans. Dans cette première phase
du conflit qui s'étend d'août 1914 a l'entrée
en guerre de la Bulgarie le 14 octobre 1915, les pays Alliés
dans cette région, cest-à-dire la Serbie et le
Monténégro, après la surprise, réussissent
à prendre l'initiative et enfin, à offrir une résistance
inespérée en stabilisant le front face aux troupes austro-hongroises.
Ces deux pays sont pourtant sortis exsangues de ces Guerres Balkaniques;
destructions, pertes humaines, endettement, de plus ils doivent financer
le processus d'intégration des territoires nouvellement conquis.
Pays pauvre par excellence dans une région elle-même
pauvre, le Monténégro se voit donc confronté
à des difficultés quasi insurmontables. C'est pourquoi
avant d'évoquer sa participation au conflit aux côtes
des Alliés, j'essayerais de dresser un bilan sur sa situation
avant le début des hostilités.
A.
La situation du Monténégro en 1914
La Conférence
des Ambassadeurs de Londres qui marque la fin de la première
guerre balkanique entérine les agrandissements territoriaux
du Monténégro sur la Turquie. À ce titre, le
petit royaume reçoit la partie sud-ouest du Sandjak de Novi-Pazar
ainsi que la Metohija. Cette dernière qui est une riche plaine
agricole accroît considérablement la surface cultivable
du pays puisque la majeure partie du Monténégro était
composée jusqu'ici par des plateaux karstiques stériles
en façade maritime, tandis que l'intérieur était
composé de hautes montagnes [1]
recouvertes de forêts denses (ce qui a valu au pays son nom).
Le pays est agricolement pauvre, ses seules ressources sont constituées
par ces forêts et l'élevage, notamment de porcs. Or l'agriculture
est la seule véritable activité économique du
pays puisque l'industrie y est inexistante et le commerce peu développé
du fait de son relatif enclavement, et ce malgré le développement
récent du port d'Antivari qui commerce avec l'Italie [2].
Ce pays est d'ailleurs le principal investisseur du pays [3],
depuis que le Monténégro s'est tourné vers lui
pour se dégager de la tutelle économique envahissante
de l'Autriche-Hongrie.
Cette agriculture
défaillante et l'inexistence de manufactures sur le territoire
nécessitent de nombreuses importations [4]
et favorise l'émigration des Monténégrins à
l'étranger, notamment les États-Unis d'Amérique.
En 1904 ils étaient 4 000 à avoir émigrés,
ils sont 21 000 en 1912. Par le transfert d'une partie de leur salaire,
ils contribuent pour une bonne part au revenu de la nation [5].
Mais ces rentrées financières ne suffisent pas à
assainir une situation budgétaire difficile qui aboutit le
plus souvent à des déficits et oblige le royaume à
emprunter. Les représentants Alliés au Monténégro
n'avaient de cesse de le faire remarquer à leur gouvernement
respectif "des aides puissantes et inlassables sont indispensables
à ce pays pour assurer son existence économique. À
lui seul il ne saurait subvenir à ses propres besoins"
[6]
ce à quoi il ajoute une remarque du ministre serbe "le Monténégro
mourra un jour d'épuisement financier. La seule industrie connue
ici est d'emprunter de l'argent." Pour les partisans de l'union
comme Andriya Radovitch cette situation qu'il qualifie de désastre
économique et financier justifie à elle seule l'union.
Le Monténégro ne peut trouver son salut que dans l'union
[7].
Les Guerres Balkaniques et les dépenses qu'elles ont occasionnées
ont accru ces difficultés chroniques. Pour y faire face les
grandes puissances s'étaient engagées à garantir
un emprunt de 40 millions de francs en échange du retrait des
troupes monténégrines de Scutari. Le royaume ne pourra
pas profiter de cet apport financier pour réorganiser les nouveaux
territoires et assurer son développement puisque la guerre
viendra contrecarrer ces projets.
Si la situation
économique suscite chez les partisans de l'union, des critiques,
ils en attribuent le plus souvent la paternité à la
politique menée depuis 54 ans par leur souverain Nicolas Ier.
Ceux-ci le décrive le plus souvent comme un prince autocrate,
menant une politique à "l'orientale", dilapidant les subsides
russes au profit de sa propre personne ou de la dynastie, à
l'occasion de fête comme celle de son jubilé au cours
duquel il reçoit le titre de roi. Au pouvoir depuis 1860 Nicolas
n'en a pas moins essayé de moderniser son pays; en ouvrant
des écoles, des lycées et en octroyant en 1905 une constitution
calquée sur la constitution russe de la même année.
Mais encore une fois, ces réformes ne sont pour les unionistes
qu'un leurre [8].
Cette constitution octroie au peuple une représentation parlementaire
à travers une Skoupchtina [9]
de 76 membres dont 14 nommés par le roi. Il est vrai que Nicolas
s'est taillé une constitution à sa mesure et que malgré
cela il n'hésitera pas à gouverner sans en tenir compte,
lorsqu'elle n'entérine pas ses propres décisions. Ainsi
il dissoudra la première Skoupchtina en 1907 jugée trop
unioniste et interdira les partis politiques car "leur formation
ne servirait qu'à diviser le peuple" [10].
Autocrate, paternaliste, Nicolas l'est sûrement, mais où
trouver dans cette région un régime pleinement démocratique,
où le souverain n'intervient pas directement dans la politique
du pays.
Le régime
doit donc faire face à une certaine opposition interne qui
pose le problème des relations avec le voisin serbe. Problème
de plus en plus omniprésent depuis que ces deux pays ont acquis
une frontière commune à la suite des Guerres Balkaniques;
véritables guerres de libération nationale. S'il est
un domaine qui a permis à la dynastie de perdurer jusqu'ici,
c'est justement cette politique de lutte contre les Ottomans. Le crédit
que conserve le roi auprès de ce peuple guerrier et essentiellement
dû à son engagement incessant contre la domination turque;
1862, 1876 il soutient les révoltes en Herzégovine,
en 1878 lors de l'intervention russe, en 1910-1911 en Albanie et enfin
lors des Guerres Balkaniques. Mais ces guerres multiples n'ont pas
été sans laisser des traces dans les effectifs de ce
peuple guerrier. Il n'existe pas en effet dans ce pays de véritable
armée régulière, il s'agit plutôt de milices,
de "peuple en arme". Et les Guerres Balkaniques ont eu pour effet
de décimer une bonne partie de ses effectifs [11].
Ainsi en 1912 réussit-il à mobiliser 40 000 soldats
pour une population de 285 000 habitants, deux ans plus tard ils ne
sont que 50 000 à prendre part au conflit alors que la population
est passée a 435 000 habitants. Le pays est donc exsangue économiquement
et humainement. Pourtant lorsque éclate la crise austro-serbe
de juillet 1914, et ce malgré les divergences entre les deux
états au sujet de l'union, le Monténégro s'engage
résolument aux côtés de la Serbie.
B.
Le Monténégro dans le conflit
L'attentat
contre le prince héritier François-Ferdinand a très
vite donné lieu à des arrestations dans les milieux
nationalistes yougoslaves de la double monarchie. Celle-ci ne voulut
pas s'arrêter aux lampistes et posa la question des responsabilités.
Vienne conclut immédiatement à la responsabilité
du gouvernement serbe. Il fallait en finir avec la Serbie, et ce geste
en fournissait le prétexte. Dans ce dessein, elle envoya un
ultimatum, le 22 juillet au soir, au gouvernement serbe avec un délai
d'expiration de deux jours. Le 25 la Serbie refusait un des points.
Trois jours plus tard, Belgrade était bombardée. Le
jeu des alliances aidant une semaine plus tard l'Europe était
en guerre. Ne possédant pas d'accords avec la Serbie, le Monténégro
décrétait quant même la mobilisation générale
le 29 juillet et déclarait la guerre à l'Autriche-Hongrie
le 8 août 1914.
Aux vues des
critiques du parti unioniste après la défaite à
propos notamment de la trahison du Monténégro, cet engagement
n'apparaît pas comme évident. Le Monténégro
serait entré en guerre à reculons. C'est pourquoi il
importe d'essayer de définir les conditions de son entrée
en guerre. L'Autriche-Hongrie soucieuse de circonscrire le conflit
ne ménagea pas ses efforts pour maintenir le Monténégro
en dehors du conflit, ce qui explique notamment ce délai entre
la mobilisation et la déclaration de guerre. Consciente qu'elle
ne pouvait l'attirer dans son camp, elle essaya de lui acheter sa
neutralité au pris de concessions territoriales en Albanie
et même en Serbie dans l'autre moitié du Sandjak. Alors
même que pour justifier la bonne fois de son action contre la
Serbie auprès du gouvernement monténégrin, elle
disait ne pas en vouloir à l'intégrité territoriale
de la Serbie. Ces compensations territoriales auraient été
accompagnées de compensations financières. Nicolas ne
parut pas désintéressé par ces propositions,
mais il lui fallait compter avec son opinion publique clairement engagée
derrière la Serbie [12].
Dans le même
temps, alors qu'il recevait des gages de bonne volonté de la
part de Vienne, le disculpant de toute implication dans l'attentat,
Nicolas s'empressait, lui aussi de donner des gages de bonne volonté
à son petit-fils; le prince-régent Alexandre de Serbie
[13],
ainsi qu'au gouvernement serbe pour les assurer de son entier soutient.
Il le fit par trois fois. Ainsi le fit-il lorsque Pachitch, le chef
de gouvernement serbe, lui demanda conseil sur la réponse à
donner à l'Autriche-Hongrie: "il estdifficile de dire quelle réponse doit être donnée
à l'Autriche-Hongrie. Notre opinion est d'obéir en tous
aux conseils de la Russie. En tout cas, le Monténégro
partagera aujourd'hui, comme toujours, le bien et le mal avec la Serbie.
Votre sort sera le nôtre !" Ce à quoi il ajoute
le même jour comme réponse à un télégramme
de Pachitch qui lui demandait sil pouvait compter sur son aide
fraternelle et illimitée en cas de conflit, "la Serbie peut
compter sur l'aide fraternelle et illimitée du Monténégro,
en ce moment critique pour le peuple serbe, ainsi qu'en tout autre."
Il adressa le même type de message à Alexandre "mes
Monténégrins sont déjà prêts à
la frontière à mourir pour la défense de notre
cause commune et sacrée" [14].
Quelle politique
jouait donc Nicolas; celle de l'entente avec la double monarchie ou
bien celle de la défense de la race serbe? [15]
La réponse n'est pas évidente. Il sait son pays démuni,
sans argent, sans armes, sans munitions [16].
La neutralité n'est pas sans avantages ainsi se range-t-il
derrière la position de la Russie. Si elle reste neutre, il
restera neutre ce qui ne doit pas l'empêcher d'essayer de maintenir
la paix. Il demandera à cet effet au gouvernement de Vienne
de rallonger le délai de l'ultimatum. Mais des erreurs de la
part du gouvernement austro-hongrois comme l'expulsion des citoyens
monténégrins de Cattaro ou l'arrêt des communications
télégraphiques entre les deux pays ainsi que l'entrée
en guerre de la Russie, l'ont poussé à suivre les recommandations
de la Skoupchtina qui réunit le 1er août demande au gouvernement
royal de déclarer immédiatement la guerre à l'ennemi
séculaire [17].
Le 5, il remercie les représentants autrichiens et entre en
guerre le 8. Dans son dernier entretien avec Hubka [18]
le roi lui prétextera avoir tout fait pour sauver la paix,
mais que tel était le destin [19].
Homme de paix convaincu, qui sait que son pays n'est pas près
au conflit mais qui de toute façon s'engagera aux côtes
des frères serbes, ou souverain habile qui cherche à
jouer sur les deux tableaux mais qui sous la pression populaire, notamment
des partisans de l'union, doit se soumettre et déclarer la
guerre à la double monarchie?
On ne peut
répondre de manière définitive à cette
question. Mais une fois le pays en guerre, celui-ci se rangea résolument
aux côtes des Alliés, en participant aux opérations
militaires contre l'Empire. Forte de 43 000 hommes auxquels vinrent
s'ajouter 4 000 volontaires venus d'Herzégovine ou de Dalmatie,
l'armée monténégrine est divisée en quatre
colonnes avec chacune une mission précise:
- la première colonne (groupe d'armée du Lovtchen) qui
comprend 11 950 hommes est positionnée entre Dulcigno et Cattaro.
Elle a pour but de défendre la côte et le mont Lovtchen
qui surplombe la base navale autrichienne des Bouches de Cattaro.
- la deuxième colonne (groupe d'armée d'Herzégovine)
composée de 23 000 soldats entre Cattaro et le confluent de
la Tara et de la Piva [20].
Elle a pour mission de défendre la frontière et de créer
une diversion a l'offensive autrichienne en Serbie.
- la troisième colonne (groupe d'armée de Plevlie) avec
5 580 hommes situés a la frontière avec la Serbie a
pour but de soutenir l'armée serbe de Bosnie.
- la quatrième colonne (groupe d'armée de Detchani)
avec 6 300 soldats est chargée de surveiller la frontière
albanaise.
Bons combattants,
les soldats monténégrins n'en sont pas moins sous équipés,
avec un matériel quelque peu archaïque et qui a souffert
des deux dernières guerres. Ils sont aussi, de par l'organisation
tribale de cette armée ou milice qui regroupe tous les hommes
de 18 a 63 ans, relativement indisciplinés ce qui n'ira pas
sans poser des problèmes dans ce premier grand conflit moderne
que représente la Première Guerre Mondiale.
Sur demande
Alliée, principalement de la Russie qui ne veut pas voir ses
deux petits alliés se disperser [21],
le haut commandement de l'armée monténégrine
est confié au général serbe Yankovitch, assisté
de nombreux autres officiers serbes dont le colonel Pechitch [22].
Cette arrivée provoque un changement de l'ordre de bataille;
l'armée monténégrine devient alors le flanc gauche
de l'armée serbe. À cette effet, la majeure partie des
effectifs est dirigée vers le Sandjak. Ainsi:
- la colonne du Lovtchen passe de 11 950 à 8 970 hommes et
est commandée par le prince Pierre, le fils cadet du roi Nicolas.
- la colonne d'Herzégovine, elle passe de 23000 à 9500
et est dirigée par le général P. Petrovitch.
- la troisième colonne voit ses effectifs passer de 5580 à
22100 sous le commandement du général Y.Voukotich qui
est aussi à l'époque le chef du gouvernement monténégrin.
- l'effectif du groupe d'armée qui se trouve en face de l'Albanie
reste inchangé et est confié au général
Vechovitch.
Dorénavant l'armée monténégrine se trouve
incluse dans le dispositif de défense serbe et participe aux
opérations de l'armée serbe.
Dans cette
optique, après avoir contribuée à la résistance
serbe en immobilisant sur ses frontières des troupes austro-hongroises,
l'armée du général Voukotich participe à
la contre-offensive serbe en Bosnie en direction de Sarajevo dont
elle atteindra les faubourgs (moins de 18 km) à la fin de septembre
1914. Cette contre-offensive qui avait été rendue possible
par l'offensive russe en Galicie [23],
marque un coup d'arrêt en octobre et les troupes serbo-monténégrines
sont obligées de se retirer derrière la Drina à
la suite de l'offensive du général croate Potiorek en
Serbie ainsi qu'à cause de mutineries dans l'armée monténégrine.
Une offensive russe dans les Carpates [24]
et l'hiver viennent fixer le front qui ne variera plus jusqu'en octobre
1915. Tout comme en Occident le front se stabilise.
Si les deux
pays offrent une résistance inespérée aux Centraux,
la situation sur le "front intérieur" se dégrade rapidement.
Cette situation est en partie la cause des mutineries. Les Monténégrins
sont des paysans-soldats et à ce titre supportent mal un éloignement
trop long de leur foyer tandis que la pénurie touche leur famille.
Ce à quoi s'ajoute une insécurité permanente
due aux incursions de bandes albanaises ainsi qu'aux bombardements
de la côte et des villes soit par la flotte, soit par l'aviation
autrichienne. Tout ceci perturbant un ravitaillement du pays déjà
difficile.
Ces bombardements
aériens du territoire monténégrin sont à
l'origine d'une des autres "preuves" de la trahison du Monténégro
pour Radovitch et les unionistes. L'augmentation de leur nombre à
partir du début de l'année 1915 et notamment les cibles
choisies; Antivari, Cettigné, Podgoritza et l'accroissement
du nombre des victimes [25]
ont poussé le prince Pierre à entrer en contact avec
les Autrichiens de Cattaro pour obtenir un modus vivendi sur le bombardement
des villes. À cet effet il rencontre le 29 mai à Budua
[26],
le colonel Otto Hubka ancien attaché militaire autrichien à
Cettigné que l'on a pour l'occasion rapatrié de l'Isonzo
[27]
pensant que le gouvernement monténégrin avait des propositions
à faire. Tel ne fut pas le cas, mais les bombardements aériens
cessèrent sur les villes ouvertes jusquau 23 octobre
de la même année. Les ouvrages polémiques défendant
la cause de l'union reprirent cet événement pour en
faire un des points de départ de la trahison de la dynastie.
Ceux-ci y voient notamment l'objet d'un marchandage entre les deux
pays au cours duquel Pierre aurait vendu le mont Lovtchen contre l'occupation
de Scutari 15 jours plus tard. Les preuves de cette trahison étaient
encore plus évidentes à l'analyse de l'attitude du prince
durant cette période, puisque celui-ci était en communication
téléphonique avec Cattaro, distribuait à ces
troupes des journaux autrichiens et faisait jouer l'hymne bulgare
après la chute d'Usküb [28].
Ces accusations ne purent malheureusement, pour ces propagandistes,
être prouvées. Si cet événement ne suscita
pas de vives réactions de la part des Alliés, il en
fut tout autrement du problème de la prise de Scutari par les
troupes monténégrines pour assurer au pays un meilleur
ravitaillement.
C.
Le Monténégro et les Alliés
Le ravitaillement
reste en fait le problème n° 1 pour le pays. En effet
déjà déficitaire en temps de paix, en temps de
guerre, celui-ci n'arrive même plus à fournir le minimum
nécessaire du point de vue alimentaire. Pour ce pays donc,
le blocus maritime mis en place par la flotte austro-hongroise dès
le début du conflit, puisque le 8 août 1914 les Autrichiens
bombardent Antivari [29],
est catastrophique. Celui-ci obligera l'Italie encore neutre à
suspendre le 3 octobre ses liaisons avec le Monténégro
et le port albanais de Saint-Jean-de-Médua [30].
Le Monténégro est alors coupé de l'extérieur.
Ainsi, dès octobre 1914 les hôpitaux monténégrins
ne sont plus chauffés [31].
Adossée à des montagnes difficiles à traverser,
l'Adriatique était la seule porte d'entrée et de sortie
du pays et les promesses de Paris n'y feront rien [32].
Ce problème
est d'autant plus crucial que c'est de lui dont dépend la survie
du Monténégro et donc son maintien dans le conflit.
Mais voilà, le théâtre balkanique n'intéresse
que très peu les états-majors Alliés et le Monténégro
encore moins que d'autre: "plus encore que l'Albanie, ce petit
pays ne peut avoir d'intérêt stratégique que par
la suite de circonstances spéciales" [33].
Et en 1914 ces circonstances spéciales n'existent pas. Ainsi,
en tout et pour tout le Monténégro ne reçu pendant
toute la période d'août 1914 à janvier 1916 que
9 000 tonnes de marchandises diverses [34],
et quelles fournitures; des vieux uniformes de pompier de Paris [35]
mais en nombre insuffisant ce qui fait que l'on dut les partager entre
les soldats.
Le ravitaillement
par mer étant devenu dangereux selon l'amiral Boué de
Lapeyrère [36],
il décida de faire transiter le ravitaillement du Monténégro
par la Serbie via Salonique [37].
Ce à quoi la Serbie répondit favorablement. C'était
pour elle le meilleur moyen de contrôler l'action du Monténégro
en distribuant l'aide au compte-goutte et d'en accaparer une partie
[38].
Ainsi le gouvernement serbe s'employa-t-il à prouver que le
ravitaillement Salonique-Mitrovitza-Ipek-Andrievitza était
possible [39].
On sait ce qu'il advint des troupes serbes sur ces "routes" lors de
leur retraite. Le gouvernement monténégrin proposa alors
de construire une route entre Ipek et Mitrovitza avec les prisonniers
des Serbes, mais l'épidémie de typhus vint stopper les
travaux ainsi que le ravitaillement en mars 1915.
Privé
de ravitaillement Allié par la mer, certains commerçants
monténégrins n'hésitent pas à utiliser
ce moyen pour acheminer leurs marchandises. Celles-ci sont débarquées
à Saint-Jean-de-Médua sur des barques qui remontent
ensuite sur la Boyana [40]
qui débouche sur le lac de Scutari. Ce parcours près
des côtes, en eaux peu profondes, interdit la venue des sous-marins
autrichiens de la base de Cattaro. Ce trajet n'en est pas moins risqué.
En effet Saint-Jean-de-Médua et la Boyana sont situés
en territoire albanais, pays officiellement neutre, mais qui baigne
dans l'anarchie tribale, après le départ du prince Guillaume
de Wied et des experts internationaux [41].
Or cette région de l'Albanie du Nord est essentiellement composée
d'albanais catholiques sur lesquels les agents autrichiens exercent
leur influence notamment sur la tribu des Malissores [42].
Harcelant le sud du Monténégro, ceux-ci n'hésitent
pas à entraver l'acheminement des marchandises sur la Boyana.
Ainsi, cinq barques d'un commerçant de Podgoritza furent arrêtées
par deux fois sur le fleuve et durent acquitter des taxes sous peine
de confiscation [43]
et ce à l'encontre des accords internationaux qui assuraient
la libre circulation sur le fleuve sans droits de douane. Cet incident
qui eut lieu en décembre 1914 ne fut que le premier d'une longue
liste. Ainsi un sous-marin autrichien pénétra-t-il dans
le port Saint-Jean-de-Médua le 20 mai 1915 et proposa aux Albanais
la moitié d'une cargaison de céréales à
destination du Monténégro si ceux-ci les aidaient à
la capturer. Cette cargaison de 1 600 tonnes était d'autant
plus importante qu'elle permettait de nourrir le Monténégro
pendant un mois [44].
Et l'on pourrait multiplier les exemples.
Cette situation
qui accroît la pénurie ne fait qu'irriter de plus en
plus la population et les militaires à l'encontre des Albanais.
Ainsi, selon le roi, des soldats monténégrins menaceraient
de quitter leur poste pour aller prendre les marchandises bloquées
en Albanie [45].
Réalité ou tentative de chantage du roi pour engager
une action en Albanie? Toujours est-il que cette situation lui fournit
un bon prétexte. D'autant plus que le gouvernement de Durazzo
[46]
d'Essad Pacha [47]
lui aurait offert d'occuper Scutari et sa banlieue pour éliminer
les tribus pro-autrichiennes contre lesquelles il combat [48].
Cependant, le roi est au courant des réticences que provoquerait
une telle occupation chez ses Alliés russe, britannique, serbe
et principalement italien qui a des visées sur toute l'Albanie.
Cette attitude à tenir à l'égard de l'Albanie
et de l'éventualité d'une occupation de Scutari va d'ailleurs
provoquer une crise ministérielle au sein du gouvernement royal
entre le ministre des affaires étrangères Pierre Plamenatz
et les autres ministres partisans d'une intervention en Albanie. Cependant
et malgré l'avis contraire des Grands, le Monténégro
occupe Scutari le 14 juin 1915.
Cette action
est immédiatement perçu comme une provocation du gouvernement
monténégrin. Ainsi les Italiens qui jusqu'ici étaient
en tractation avec les Monténégrins pour des actions
sur la côte dalmate, pour contrer les Serbes [49]
y voient une collusion entre le Monténégro et la double
monarchie après l'entrevue de Budua. Le ministre [50]
italien à Cettigné, de Negretto, va même jusquà
prétendre que, par cet accord, le Monténégro
s'engagerait à cesser les hostilités effectives [51].
Les Serbes reprennent ses accusations, tel le général
Yankovitch, le chef d'état-major du Monténégro
à son retour auprès du gouvernement serbe à Nich
[52].
Pourtant ces deux pays omettent de signaler que tous les deux sont
déjà présents sur le sol albanais. Les Italiens
à Valona [53]
et ce depuis le début 1915 [54]
alors qu'ils étaient encore neutres et les Serbes quant à
eux occupent la ville d'Elbassan [55]
à l'Est de Tirana, tandis que la Grèce autre pays neutre
occupe l'Épire du Nord. Toutes ces occupations se sont faites
sans soulever de protestations internationales.
Toutes ces
accusations seront reprises par les unionistes pour prouver la trahison
et démontrer que la politique personnelle du roi allait à
l'encontre des intérêts alliés en dégarnissant
le front nord au profit d'une aventure territoriale en Albanie sans
accord avec l'état-major serbe. C'est pourtant le général
Yankovitch qui demanda le transfert de trois bataillons sur la frontière
albanaise [56].
De plus ce même haut commandement fut obligé de reconnaître
que cette opération n'avait pas prélevé, à
moyen terme, de troupes sur le front nord, bien au contraire. Ainsi
au moins d'août 1914 le front nord disposait de 36 204 hommes
en juillet 1915, après l'opération de pacification de
la frontière albanaise, ils étaient 42 544. Alors que
dans le même temps la quatrième colonne affectée
à la surveillance de la frontière albanaise passait
de 7 601 a 4 739 hommes.
Cette atmosphère
de suspicion à l'égard du Monténégro eut
pour conséquence de remettre en cause l'approvisionnement du
pays. Prenant prétexte de la prétendue duplicité
du roi, les gouvernements italien et anglais décidèrent
de suspendre leur aide. Ainsi le comte Salis, représentant
du Royaume-Uni à Cettigné, décide son gouvernement
à suspendre l'aide au Monténégro et à
ne plus prendre en charge le rapatriement des réservistes monténégrins
d'Amérique [57].
Cette même attitude est suivie par le gouvernement italien qui
décide de bloquer l'approvisionnement dans les ports italiens
car il ne "pouvait" plus assurer la protection des bateaux assurant
l'approvisionnement du pays [58].
Qu'en était-il
de l'aide française? On l'a vu, le Monténégro
n'était pas considéré comme ayant une importance
stratégique pour la conduite de la guerre. Pourtant, dès
le début du conflit, le ministère de la marine s'interrogea
sur le moyen de tenir un blocus de l'Adriatique, rendu possible par
la neutralité italienne. L'amiral Boué de Lapeyrère
qui avait été chargé de faire un rapport
sur la stratégie navale à appliquer en Méditerranée
préconisait ceci: "pour tenir le blocus de l'Adriatique,
il n'y a que deux solutions: s'installer dans une baie des îles
ioniennes appartenant à la Grèce ou s'emparer d'une
base ennemie" [59].
Dans le même temps, le roi du Monténégro proposait
au gouvernement français la conquête de la base la plus
méridionale de l'Autriche; Cattaro, en coordination avec la
flotte et les troupes françaises [60].
Le ministère opta donc pour la seconde solution. À cet
effet la France envoya donc 8 canons et 140 marins sous les ordres
du capitaine de frégate Grellier. Le manque de moyen et de
stratégie conduira cette expérience à l'échec,
malgré des débuts prometteurs. Les canons ne purent
rien contre les fortifications tandis que les navires étaient
hors de portée. La poudre noire utilisée par ces vieux
canons les rendit vulnérables (au 27 octobre déjà
deux pièces détruites et 21 morts). Les conditions climatiques
sur le mont Lovtchen à plus de 1700m aidant, les effectifs
déclinèrent rapidement et le 23 novembre 1914 les troupes
françaises réembarquaient [61].
L'échec était retentissant et le journal italien "Corriere
della Serra" parlait d'inaction de la flotte française
qui permettait à l'Autriche-Hongrie de faire de l'Adriatique
sa propriété [62].
Delaroche-Vernet [63]
eut à ce titre à se plaindre du manque action de la
flotte de l'amiral de Lapeyrère contre le blocus, celui-ci
préférant conserver sa flotte intacte plutôt que
de l'engager dans des combats [64].
La situation
qui voulait que pour le moment le Monténégro résiste
au puissant voisin autrichien était donc purement artificielle.
Elle ne tenait qu'au peu d'empressement de ce dernier à agir
dans les Balkans, préférant d'abord circonscrire le
danger russe en Galicie. Aussitôt que celui-ci passerait à
l'offensive, les problèmes de pénurie que subissaient
le pays dans ces temps de relatif accalmie ne feraient que croître,
au point de l'entraîner vers le désastre [65].