La victoire Alliée de 1918 et les traités de paix qui en résultent se soldent donc par le rattachement du Monténégro à la Serbie, mettant fin par la même à cinq siècles d'indépendance. Pourtant lorsque débute le conflit, le Monténégro, pays reconnu au plan international depuis le Congrès de Berlin, s'engage aux côtes de son allié serbe. Ces deux pays furent jusqu'à l'entrée en guerre de la Roumanie en août 1916, les deux seuls pays balkaniques ayant opté pour les Alliés. Cette situation isolée dans les Balkans sera d'ailleurs, une des causes de leur défaite commune à la fin de l'année 1915, au moment de l'offensive de von Mackensen.    
       
  Isolés face à l'Empire austro-hongrois, mais aussi face à des Balkaniques prêt à participer au dépeçage en cas de difficultés, à la suite des rancœurs nées des Guerres Balkaniques comme la Bulgarie ou l'Albanie, ou bien face à l'attentisme des Grecs et des Roumains prêt à se vendre au plus offrant des deux camps. Mais aussi isolés par rapport à la stratégie Alliée qui ne voyait pas dans ce théâtre d'opération d'Orient, une pièce maîtresse pour gagner la guerre. Les Balkans étaient à l'origine du conflit, mais très vite celui-ci pris l'allure d'une opposition franco-allemande. Pour ces deux protagonistes, la guerre devait se gagner à l'Ouest. Ainsi, Centraux et membres de l'Entente déclenchaient une guerre sur un problème balkanique sans politique ni stratégie précise à l'égard de cette région. Le coup de revolver de Gavrilo Princip [1] et la défense de l'intégrité serbe ne furent donc en réalité que des prétextes, pour régler des différends qui dépassaient de loin les intérêts des pays balkaniques.    
     
  Ces lacunes dans les plans d'action se firent très vite ressentir du côté Allié. En effet, la résistance inespérée des forces serbo-monténégrines, due principalement il est vrai aux transferts de troupes autrichiennes en Galicie pour faire face à l'offensive russe, et l'enlisement du front à l'ouest donnait à ce théâtre d'opération une nouvelle dimension, en ouvrant de nouvelles possibilités. Toutefois, le manque de cohérence de la politique Alliée, aveuglée par l'obsession russe du contrôle des détroits, allait gâcher ces opportunités. Ainsi on refusa l'aide grecque pour la conquête des détroits, refus qui installa la Grèce dans la neutralité, alors que dans le même temps les discussions continuaient avec la Bulgarie qui pourtant se montrait de plus en plus germanophile. La bulgarophilie de la diplomatie anglaise ne permit pas à la Serbie de prendre les devants, face aux préparatifs bulgares, entraînant ainsi une défaite qui, si du moins, elle ne pouvait être évitée, aurait été retardée.    
       
  Affaiblis par les Guerres Balkaniques, secourus trop tardivement, la Serbie et le Monténégro ne purent faire face à l'offensive des armées austro-germano-bulgares. Les hésitations Alliées avaient conduit ces deux pays à la défaite et, à la pénible retraite de l'armée serbe vers l'Adriatique à travers les montagnes d'Albanie et du Monténégro. Il fallait, pour les chancelleries de l'Entente, trouver un responsable à cet échec. Étant plus facile de chercher un bouc émissaire que de reconnaître ses propres erreurs, les Alliés trouvèrent dans les conditions du désastre monténégrin et les tentatives de négociations du roi avec l'Autriche, le moyen de se dédouaner; le Monténégro avait trahi.    
     
  Cette affirmation ne fut jamais avancée officiellement par les Alliés, mais les campagnes de presse jetèrent la suspicion sur le comportement du petit royaume. Seule, parmi les Alliés, la Serbie qui favorisait en sous-main ces campagnes l'affirmait officiellement. Piètre récompense pour un pays qui l'avait recueillie et aidée à sauver son armée. Cependant, cette attitude de la Serbie s'inscrivait dans le cadre plus général des ambitions serbes. La Serbie devait devenir le pôle fédérateur d'un nouveau pays, réunissant autour du noyau serbe toutes les nations sud-slaves. En discréditant le Monténégro aux yeux des Alliés et des Yougo-slaves, elle se posait en seule héritière de l'Empire de Douchan et, préparait ainsi une annexion future. Annexion d'ôtant plus facilement acceptée par les Alliés, si cette suspicion était entretenue au cours de l'exil par Andriya Radovitch et son Comité Monténégrin pour l’Union Nationale et si la Serbie se présentait comme la seule armée libératrice des Balkans en empêchant toute reformation d'une armée monténégrine, si petite fut-elle.    
       
  Les erreurs de Nicolas et les divergences politiques entre les Alliés aidant, le sort du Monténégro était presque définitivement réglé avant la fin des hostilités. Le Monténégro n'était plus qu'une simple monnaie d'échange entre Grands comme le montre les tentatives de paix séparée de l'Autriche, ou bien le rôle que fit jouer l'Italie au Monténégro. Les buts de guerre Alliés ne correspondaient en rien aux objectifs poursuivis par le Monténégro.    
       
  Si les Alliés ne reconnurent pas "l'union" de facto entre le Monténégro et la Serbie immédiatement, c'est qu'à ce moment précis, tous ne sont pas d'accord. Non pas sur le principe de la réunion des deux pays qu'ils jugent inévitable, mais parce que Italiens et Serbes s'affrontent pour le "contrôle" de la mer Adriatique. Dans le jeu diplomatique italien, le Monténégro n'est plus qu'une carte parmi tant d'autres, un moyen de faire pression sur les Alliés et sur les Serbes, pour que le règlement de la question Adriatique se fasse en sa faveur. Dans l'attente d'une résolution du problème, les Alliés (France et Royaume-Uni) décident de passer sous silence le problème de "l'annexion" pour ne froisser, ni les Italiens, ni les Serbes. Même si a l'égard de ces derniers, ils manifestent une attitude bienveillante. Car s’ils ne reconnaissent officiellement pas les décisions de la Grande Skoupchtina, ils ne font rien pour empêcher cette union et même parfois la favorise, contrairement aux engagements pris par les gouvernements français à l'égard du roi Nicolas.    
     
  Le règlement du différent italo-yougoslave par le traité de Rapallo clôt donc à leurs yeux le problème monténégrin, puisque l'Italie ne fait pas mention du problème dans le traité. Les élections à la Constituante de Belgrade ne furent donc qu'un prétexte pour les grandes puissances en vue de rompre leurs relations avec le gouvernement en exil et, reconnaître ainsi officiellement une "union" qui de toute façon pour elles était rentrée dans les faits. Le Monténégro disparaissait après plus de cinq siècles d'existence par le simple fait que l'Italie ne mentionnant pas le problème monténégrin dans le traité de Rapallo, le problème était résolu. Aucun accord international ne viendra entériner officiellement la disparition du Monténégro et son intégration dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Après deux années de lutte aux côtes des Alliés et trois ans d'occupation autrichienne, le Monténégro disparaissait de la carte politique européenne.    
       
  Cette disparition résultait-elle d'une annexion du Monténégro par la Serbie ou d'une union du Monténégro a la Serbie? Cette question reste toujours posée. Paul Garde, dans le chapitre qu'il consacre au Monténégro, dans son ouvrage de 1992, hésite encore sur la question. Selon lui, le roi aurait abdiqué en 1918. Volontairement ou poussé par Clemenceau, il n'apporte pas de réponse.    
       
  Si une réponse clairement affirmative, en faveur d'une des deux options ne peut-être apportée, il apparaît évident, en tout cas, que le gospadar n'a pas abdiqué comme le suggère Paul Garde. Le rattachement du Monténégro à la Serbie n'est pas la conséquence de l'abdication de Nicolas, mais de sa destitution par la Grande Skoupchtina réunie à Podgoritza, le 26 novembre 1918. L'emploi du terme annexion laisserait sous-entendre que cette intégration s'est faite contre la volonté populaire. Au contraire, la terminologie d'union prouverait la volonté du peuple monténégrin de s'associer à la Serbie. La difficulté est donc de savoir si cette assemblée s'est prononcée librement.    
     
  D'une manière générale, on peut considérer que la majorité de la population était contre un retour du roi, celle-ci s'étant sentie trahi par le départ de son roi en janvier 1916. Dans cette majorité, la plupart était pour l'union. Seul le mode unification et le type de constitution à adopter variaient; union avec le royaume S.H.S. Sur un pied d'égalité avec les serbes ou union au préalable avec la Serbie, république ou monarchie. Le parti indépendantiste est donc minoritaire. On peut donc dire que la décision de la Grande Skoupchtina reflète les aspirations des Monténégrins dans leur ensemble. On ne peut pourtant pas dire que les conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections de cette assemblée ainsi que ses délibérations aient été exemptes de reproches. La présence militaire des Serbes et les pressions effectuées par ces derniers aidés en cela par les Blancs pro-unionistes ne peuvent être niées. C'est d'ailleurs cette attitude de conquérant, largement condescendant à l'égard de Monténégrins "inaptes", ainsi que les méthodes expéditives employées par l'administration serbe qui conduiront une partie de la population à se rebeller. Sans pour autant dire qu'elle était passée dans le camp de séparatistes. En définitive, si dans l'esprit cette intégration relève de l'union, dans la forme, elle a pris l'apparence d'une véritable annexion, avec tout ce que cela comporte d'abus.    
       
  L'argument principal des unionistes pour justifier cette union fut la trahison du roi le 29 mai 1915 avec l'entrevue entre le prince Pierre et le colonel Hubka, au cours de laquelle le roi aurait vendu le mont Lovtchen et le 13 janvier 1916 lorsque le roi demanda la paix par une lettre au François-Joseph. Par son attitude, le roi avait trahi la cause alliée en livrant son pays et son armée à l'occupation austro-hongroise. Aucun des protagonistes de l'entrevue ne la nia. Elle avait pour but de mettre fin aux bombardements de villes monténégrines par l'aviation autrichienne. Bombardements contre lesquels la France et les Alliés ne firent jamais rien, au contraire de la Serbie qui reçut des avions. Cette entrevue ne fut nullement cachée, puisque les légations Alliées furent averties. Radovitch lui-même défendra le Monténégro contre les accusations de trahison parues dans la presse italienne, avant de défendre la thèse contraire après la fondation du Comité Monténégrin pour l’Union Nationale.    
     
  Quant à la demande de paix effectuée par le roi auprès de l'empereur d'Autriche, il le fit sur une requête du colonel Pechitch et du représentant serbe Mihailovitch. Après s'être défendu d'avoir fait parvenir une telle lettre au roi, les Serbes reconnaîtront son existence, mais tout en précisant que le colonel l'avait écrite sous la "contrainte" [2]. Dans ces négociations, le roi aurait délibérément livré son armée aux Autrichiens, l'empêchant ainsi de se réfugier à Corfou en compagnie de l'armée serbe. Or le haut commandement serbe reconnut lui-même avoir placé l'armée monténégrine dans une position telle, qu'elle ne pouvait pas organiser sa retraite sur Scutari, ville que les forces serbes auraient dû défendre, comme le colonel Pechitch le promit au général monténégrin Voukotich, lorsqu'il quitta le commandement des troupes monténégrines à la suite de la "trahison" du roi. Encerclées, située à plus de 100km de Scutari pour protéger la retraite serbe, les troupes monténégrines ne purent atteindre Scutari qui avait été abandonnée aux Autrichiens par les Serbes. Dans le "jargon" militaire, l'arrière-garde a souvent pour vocation de se sacrifier. C'est ce que fit l'armée monténégrine. Reprocha-t-on aux soldats français de Dunkerque d'avoir trahi la France en couvrant l'évacuation des troupes anglaises.    
       
  Selon le gouvernement serbe, le roi en demandant la paix, puis en laissant sur place un de ses fils et son gouvernement, voulait jouer sur les deux tableaux, au cas où les Centraux gagneraient la guerre. Par cette tentative de négociation d'une paix séparée, la duplicité du roi, dénoncée depuis tant de temps, était donc enfin mise à jour. Est-ce pour autant que l'on parla de trahison de la Roumanie lorsqu'elle fut contrainte à signer la paix de Bucarest le 7 mai 1918, alors que la totalité de son territoire n'était pas occupée par les Centraux. La Conférence de la paix ne lui en tint aucune rigueur. À sa décharge, la Roumanie avait repris les hostilités le ... 10 novembre 1918 soit un jour avant l'armistice sur le front de l'Ouest, mais sept jours après l'armistice austro-hongrois. Le fait que le Monténégro n'ait pu reprendre les hostilités ne fut pas de sa propre décision. C'est l'opposition de la Russie et de la Serbie à voir la reformation d'une légion monténégrine indépendante qui ne permit pas au Monténégro de reprendre part au conflit.    
     
  La reformation d'une unité monténégrine contrariait les ambitions serbes. Le but des Serbes était aussi bien de discréditer le Monténégro que de se présenter en libérateur des Yougo-slaves et entre autres des Monténégrins. Cette position avantageuse lui permettant ainsi de précipiter l'union des deux pays dans l'euphorie de la libération. La Serbie par cette union proclamée avant la création du royaume S.H.S., lui permettait à la fois de couper cour à toute tentative de fédération, idée à laquelle elle est opposée, dans laquelle le Monténégro serait un membre à part entière, mais aussi de renforcer l'élément serbe dans le futur état yougo-slave, lui permettant ainsi de mieux s'assurer le prédominance sur les deux autres groupes; Croates et Slovènes, ainsi que d'imposer plus sûrement le roi Pierre comme le souverain de ce nouvel état avant qu'une assemblée ne fixe la forme constitutionnelle de ce futur état yougo-slave.    
       
  Si la Serbie a joué un rôle important dans la mise à l'écart du Monténégro et en suscitant ou du moins en finançant une opposition, lui permettant par la suite de justifier son annexion, elle n'est pas la seule à avoir eut un double jeu à l'égard du Monténégro. De ce point de vue, les grandes puissances alliées ne sont pas exemptes de reproches. Chacune à leur tour, elles se sont servies du Monténégro pour leur propre intérêt. La France et l'Italie sont à cet égard les plus compromises. La première qui reproche au Monténégro d'avoir voulu négocier une paix séparée avec l'Autriche entreprendra durant les années 1916-1917 des négociations avec ce même pays. Négociations au cours desquelles elle disposera du sort du Monténégro pour servir ses propres intérêts; don du mont Lovtchen à l'Autriche, union de la Serbie et du Monténégro furent des propositions françaises pour aboutir à une paix séparée avec l'Autriche-Hongrie. Malgré les assurances données par le gouvernement français au gouvernement monténégrin, sur le respect de l'autorité royale par les forces d'occupation alliées, le gouvernement français ne dénonça pas l'attitude serbe et même l'encouragea. Tout ça dans le dessein de former un état capable de former un rempart contre le pangermanisme et former un cordon sanitaire autour de la Russie bolchevique, dans le cadre de la petite Entente. Le problème monténégrin est donc bien loin de ses centres d'intérêts.    
     
  L'autre protagoniste, principal dans cet imbroglio diplomatique, fut l'Italie. Son attitude à propos du Monténégro varia selon ses intérêts. Si au début du conflit mondial, alors qu'elle est encore neutre, elle prend parti pour le Monténégro, fustigeant l'inaction française dans cette région des Balkans puis en échafaudant des plans d'actions combinées contre la côte dalmate avec l'aide des Monténégrins, elle change du tout au tout après l'occupation par les Monténégrins de Scutari. L'Italie considère l'Albanie comme son domaine réservé. Le Monténégro devient alors dans la presse italienne, le traître qui s'est arrangé avec l'Autriche pour occuper la ville, contre la position du mont Lovtchen qui surplombe la base navale des Bouches de Cattaro. Puis voyant que les Alliés jouaient la carte serbe et à plus longue échéance, la carte yougoslave, l'Italie décide de s'attirer de nouveau les faveurs du Monténégro en soutenant ses prétentions et en l'excitant contre les autres Alliés pour mieux l'attirer vers elle. Le Monténégro devait devenir une carte dans la guerre diplomatique que se livrait la Serbie et l'Italie pour le "contrôle" de l'Adriatique. Mais une fois cette "guerre" diplomatique résolue par le traité de Rapallo, le Monténégro fut laissé à lui-même. Enfin pas complètement puisque l'Italie resta un foyer d'agitation monténégrin pendant tout l'entre-deux-guerres [3], en relation avec le gouvernement fasciste qui lors du partage de la Yougoslavie en 1941 ira même jusqu’à recréer un état satellite monténégrin.    
       
  Le roi Nicolas n'est peut-être pas innocent des faits qu'on lui reproche, le fait de ne pas avoir eu la possibilité de consulter d'autres archives officielles ne me permet pas d'être catégorique. Cependant ce qu'on lui reproche, et notamment les chancelleries Alliées, c'est d'avoir voulu mener sa propre politique, comme son statut d'état indépendant l'y autorisait. Politique qui allait parfois à l'encontre des intérêts de ces chancelleries. Ce qui revient à dire qu'il est permis des choses aux grandes puissances que l'on n’accepte pas des petits.    
       
     
       

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