La crise yougoslave qui s'étale depuis maintenant deux ans à la une des presses du monde entier a provoqué parmi les Européens, peut-être à cause de leur impuissance, un regain d'intérêt, teinté d'inquiétude pour les Balkans que l'on avait pour habitude de qualifier de poudrière avant 1914. Cette guerre qui par bien des aspects s'apparente à une véritable guerre civile entre les différents peuples qui composaient la nation yougoslave, marque la fin d'une idée qui avait donné naissance à un État à la fin du premier conflit mondial; la Yougoslavie.    
       
  Celle-ci avait déjà connu de nombreux soubresauts qui ont notamment conduit à une première disparition lors du partage de 1941, puis à sa résurrection sous l'égide de Tito en 1945 sous la forme d'une fédération yougoslave. C'est pourquoi on est aujourd'hui conduit à parler d'une troisième Yougoslavie lorsque l'on évoque la fédération, issue de la dislocation de la Yougoslavie titiste et qui unit la Serbie et le Monténégro.    
       
  Par son rôle de fidèle et unique partenaire de la Serbie au sein de cette fédération, le Monténégro a retrouvé tout son intérêt notamment en tant qu'unique débouché sur la mer de cette nouvelle Yougoslavie. Cette république de l'ex-Yougoslavie voulue par Tito, ne doit son existence en tant que nation, et ce bien que les Monténégrins soient de langue serbe et de religion orthodoxe, qu'à une longue tradition d'indépendance. En effet, de tous les peuples yougoslaves, eux seuls n'ont jamais subi la domination d'une puissance extérieure, notamment turque, ce qui vaut au Monténégro d'être affublé du qualificatif de "village d'Astérix" dans l'ouvrage de Paul Garde [1], et ce jusqu'en 1918 où il est rattaché au royaume des Serbes, Croates et Slovènes (S.H.S.).    
     
  La fin du premier conflit mondial se solde donc par la disparition de ce petit royaume balkanique. On peut donc légitimement se poser le question de savoir, comment un État qui a participé au conflit aux côtes des Alliés, a-t-il pu disparaître ainsi de la carte politique européenne et ce après plus de cinq siècles d'indépendance? C'est cette question qui m'a poussée à poursuivre une étude un peu plus approfondie, après un travail personnel au cours de mon année de licence sur le Monténégro durant la Grande Guerre, sur les raisons et les conditions de sa dilution au sein du royaume S.H.S.    
       
  Adossé aux Alpes dinariques, dont les pieds baignent dans l'Adriatique face à l'Italie, le Monténégro est entouré au Nord-Ouest par le puissant voisin autrichien avec l'Herzégovine et la Dalmatie, à l'Est depuis 1913 par le royaume de Serbie grâce à la conquête du Sandjak de Novi-Pazar [2] et au Sud par la toute nouvelle Albanie, voulue par les grandes puissances et notamment l'Autriche-Hongrie et l'Italie. Petit pays par la superficie; 14180 km2 dont 5100 annexés en 1913, pays de montagnes, difficile d'accès, "Quand dieu créa le monde, il tenait à la main un sac plein de montagnes, mais le sac vint à crever au-dessus du Monténégro et il tomba cette masse effroyable de rochers" [3]. Pauvre et peu peuplé malgré l'apport d'une nouvelle population avec l'annexion de la riche plaine de la Metohija [4] (435 000 habitants en 1914 contre 285 000 avant 1913), il n'en est pas moins fier de sa longue histoire et de son combat contre l'Empire Ottoman qui expliquent notamment le rôle disproportionné que jouait ce pays dans les Balkans par rapport à sa taille.  
     
  Le Monténégro fait sa première apparition dans l'histoire au cours du XI siècle mais sous un autre nom; le royaume de Zeta du knez [5] Voislav. Son fils Michel (Mikailo) pour renforcer son pouvoir et se détacher de la tutelle de Byzance [6] obtient du pape en 1077 le titre royal et fixe sa capitale à Scutari [7]. Par la suite, la Zeta se trouve rattachée à la Rascie [8] par l'action du grand joupan [9] Étienne Nemanja. La mort d'Étienne Douchan en 1355 puis la défaite de Lazare devant les Ottomans en 1389 à Kosovo-Polje marquent la fin de l'Empire serbe et sa décomposition. Une dynastie locale, les Balchides, s'empare du pouvoir en 1360 pour le conserver jusqu'en 1421, date à laquelle elle est remplacée par les Brankovtch puis les Crnojevitch en 1439. Pour faire face à la menace turque, ces trois familles tissent des liens avec la république de Venise qui en échange reçoit des positions sur le littoral. Cependant cette alliance restera sans effet, puisque lorsque le sultan Mehmed II s'empare de Scutari en 1479, Venise n'intervient pas. Ivan Crnojevitch (1465-1490) est donc obligé de transférer sa capitale plus à l'intérieur des terres, au pied du mont Lovtchen à Cettigné [10]. Il y installe le métropolite ainsi qu'une imprimerie (la première du monde slave). Installée dans ces montagnes, la principauté prend le nom de Monténégro (Crna-Gora en serbe) en lingua franca qui était la langue utilisée par les marins vénitiens.  
       
  À la disparition des Crnojevitch en 1496, le Monténégro est placé sous la suzeraineté théorique du sultan qui faisait prévaloir ses droits en envoyant périodiquement des expéditions militaires pour prélever le kharadj [11]. Réfugiés dans les montagnes, les Monténégrins se réunissent autour du monastère de Cettigné. Se met alors en place une théocratie élective avec à sa tête un prince-évêque: le vladika [12]. À cette charge est adjointe celle moins prestigieuse de gouverneur civil: le governador. Mais en réalité l'autorité réelle dans ces montagnes appartenait aux chefs des quelques 30 tribus, assistés de leur conseil d'ancien, qui levaient les taxes et rendaient une justice clanique basée sur la vendetta.  
     
  Cette anarchie tribale, semblable à celle que connue l'Albanie jusqu’au XX siècle, continue jusqu'en 1696 date à laquelle la charge de vladika est attribuée à Danilo Petrovitch-Niegoch (1696-1735). Elle ne quittera alors plus cette famille, sauf épisodiquement, et se transmettra jusqu'en 1918 d'oncle à neveu. Il réussit à fédérer autour de lui les différentes tribus ainsi qu'à éliminer la population musulmane des hautes terres en 1702 lors des "Vêpres monténégrines". En 1711, il noue des relations avec la Russie de Pierre le Grand qui versera un subside annuel au Monténégro jusqu'en 1916. Son successeur Sava (1735-1782) continuera la même politique de désenclavement en nouant une alliance avec la république vénitienne. Son règne est marqué par l'épopée extraordinaire d'un jeune paysan, Etienne Mali qui réussit à se faire passer pour Pierre III, le tzar assassiné par son épouse Catherine II. Il réunit autour de lui de nombreux partisans et prend part à de nombreux combats contre les Turcs en Bosnie. Il réussit même à s'imposer et à dominer le pays en 1773, mais il meurt assassiné l'année suivante.  
       
  En 1782, Pierre Ier accède à la charge de vladika et s'emploie durant son long règne de 48 ans à moderniser son pays; création d'une assemblée des tribus, d'un tribunal avec un code des lois. Mais en fait, durant tout son règne, il ne fit que lutter pour imposer aux tribus le paiement des taxes ainsi que sa justice. Ce n'est qu'a la veille de sa mort en 1830 qu'il réussit réellement à imposer son autorité de vladika, en éliminant la famille des Radnojitch qui détenait la charge de governador, qu'il fit supprimer. En matière de politique étrangère, Pierre qui fut plus tard canonisé et enterré sur le mont Lovtchen poursuit la politique d'alliance avec la Russie en luttant contre l'Empire ottoman ce qui lui permet d'arracher en 1799 cette déclaration: "les Monténégrins n'ont jamais été sujets de la Sublime Porte [13]", véritable reconnaissance d'indépendance. Il participe aussi aux guerres napoléoniennes aux côtes des Russes en occupant les Bouches de Cattaro [14] qu'il devra évacuer en 1815 au profit de l'Autriche.  
   
  Pierre II, son neveu reprend donc la charge de prince-évêque (1830-1851). Élevé en Russie, celui-ci s'intéresse plus à la poésie qu'à sa fonction religieuse (il est à ce titre reconnu comme l'un des plus grands poètes de langue serbe avec notamment la Guirlande des Montagnes en 1845 ou il évoque la lutte ancestrale entre son peuple et les Ottomans en exaltant la nation serbe et la foi orthodoxe). Habile diplomate (il réussit en 1841 à fixer ses frontières avec l'Autriche), son règne se caractérise surtout par une politique de modernisation du pays et de renforcement du pouvoir central (création d'une garde permanente). Son neveu Danilo II, lui aussi élevé en Russie, refuse de revêtir la charge d'évêque et avec l'aide de l'Autriche et de la Russie laïcise la charge de vladika en prenant le titre de gospadar [15]. Il s'oppose en cela à la Porte qui voulait rétablir l'ordre ancien. Il fait alors appel à Vienne qui rappelle à la Sublime Porte la déclaration de 1799. Sur l'injonction de cette même capitale, il doit renoncer à aider la Russie en 1856 lors de la guerre de Crimée. Au traité de Paris qui suit ce conflit, la Porte voulut faire valoir ses droits sur le Monténégro, mais Napoléon III s'y opposa en envoyant sa flotte au large des côtes monténégrines. Il meurt assassiné par un proscrit en 1860 à Cattaro.  
       
  Son épouse réussit à imposer aux tribus son neveu Nicolas Ier (Nikita), le fils de Mirko, frère de Danilo, qui avait sévèrement battu les Turcs à Grahovo en 1858. Sur le plan intérieur, Nicolas octroie une constitution en 1905 et favorise le développement économique de son pays. Sur le plan extérieur, il réussit à légitimer internationalement la principauté, qui deviendra un royaume en 1910, au Congrès de Berlin en 1878 qui reconnaît l'indépendance du Monténégro. Ce même congrès lui accorde des extensions territoriales au Nord et à l'Est avec des villes comme Nikchitz et Podgoritza [16] plus un accès à la mer avec le port d'Antivari que complétera en 1881 l'acquisition de Dulcigno [17]. L'alliance avec la Russie se maintient [18] et même se renforce grâce à une habile politique dynastique de mariage de ses filles à deux grands-ducs russes. Il poursuit cette politique en mariant sa fille Hélène au roi d'Italie Victor Emmanuel III. Ce mariage, au contraire, marque un changement d'orientation dans ses alliances puisque depuis 1878, il se détourne de l'Autriche au profit de l'Italie qui marque un intérêt particulier à être présente dans cette région en participant notamment à son développement économique.  
     
  Telle est donc la situation en 1912 à la veille de la première guerre balkanique. Pourtant six ans plus tard, à la suite du conflit mondial, le royaume de Monténégro n'existe plus. Celui-ci se trouve intégré au sein du royaume de Serbie qui lui-même s'associe aux autres Slaves du Sud pour former le royaume S.H.S., dont le nom ne fait aucune mention à l'ancien royaume monténégrin. Comment expliquer cet état de fait alors que le Monténégro en tant que pays Alliés fait partie des vainqueurs.    
       
  Cette question nous amène donc à nous poser le problème de savoir dans quelles conditions s'est déroulée son intégration dans le royaume S.H.S. S'agit-il d'une annexion ou d'une union librement consentie? Cette question oppose adversaires et partisans du rattachement a la Serbie. Pour les premiers, il s'agit, bien entendu, d'une annexion pure et simple par le royaume de Serbie, pays Allié, et ce, à l'encontre des règles internationales. Les seconds voient au contraire dans cette union avec la Serbie, le résultat d'une longue marche du peuple serbe vers l'unité depuis la disparition de l'Empire de Douchan. Cette union, librement consentie à travers des élections, ayant aussi pour but selon eux de sanctionner la politique personnelle d'un roi qui allait à l'encontre des intérêts pan serbes en trahissant notamment la cause Alliée.    
       
  Les unionistes s'emploient en effet à justifier la destitution de Nicolas Ier par le fait que celui-ci aurait trahi la cause Alliée en livrant son pays a l'ennemi en janvier 1916 à la suite d'un traité secret. Le Monténégro n'aurait pas combattu loyalement aux côtes des Alliés. La pénible et confuse retraite serbe à travers les montagnes d'Albanie et du Monténégro ne facilite pas une vision claire des événements de janvier 1916.    
     
  Au-delà de cette justification, le parti unioniste monténégrin n'est pas seul à réclamer l'union. Il bénéficie en cela du soutien financier et politique du premier pays concerné par cette union; la Serbie. Celle-ci en effet ne ménage pas ses efforts auprès des Alliés pour discréditer le petit royaume et donc ainsi faciliter son annexion. Elle s'y emploie à la fois ouvertement en refusant par exemple d'admettre le Monténégro aux pourparlers précédant la déclaration de Corfou, ou bien dans l'ombre en finançant le Comité Monténégrin pour l'Union Nationale dans ses campagnes de presse contre le roi et un Monténégro indépendant. Il importe donc de définir le rôle exact de la Serbie dans le processus d'intégration.    
       
  Pourtant au-delà du rôle joué par la Serbie et du cas particulier du Monténégro, il convient de replacer le sort de ce petit pays dans le cadre plus vaste du jeu diplomatique des grandes puissances, notamment Alliées, dans les Balkans. Les choix diplomatiques de ces puissances ne sont pas sans révéler une certaine hypocrisie ou machiavélisme à l'égard du Monténégro. Si dans une première étape le roi Nicolas paraît maître de ce jeu, en tirant profit des divergences entre les puissances pour maintenir l'existence de son royaume jusqu'en 1914, il apparaît au contraire que durant la période qui nous concerne (1914-1921), le Monténégro ne devient plus qu'un simple pion de ce jeu, une simple monnaie d'échange pour les Grands.    
       
  Le choix de cette période se justifie donc par le fait qu'elle marque un profond bouleversement de l'ordre établi pour les Monténégrins qui passent du statut d'indépendants à celui de membres d'un pays regroupant les différentes nations yougoslaves. 1914 marque le début de la Première Guerre Mondiale annonciatrice de changements, même si pour les pays balkaniques elle ne fait qu'une avec les Guerres Balkaniques, tandis que 1921 marque la fin du Monténégro sur le plan international après les élections de la Constituante de Belgrade le 28 novembre 1920 et la mort du roi Nicolas le 1er mars 1921 à Antibes.    
     
  Pourtant cette étude des politiques des différentes puissances dans les Balkans au cours de la guerre, à travers le cas particulier du Monténégro et de son intégration dans le royaume S.H.S. ne peut s'avérer nullement exhaustive. Elle ne concerne pour ainsi dire que les pays Alliés et principalement la France à cause des sources utilisées: archives diplomatiques françaises, ouvrages polémiques publiés dans les pays Alliés durant cette période. Des lacunes, des zones d'ombre persistent. Le fait de pas avoir pu incorporer à cette étude d'autres sources officielles; serbes, italiennes et principalement austro-hongroises et monténégrines ne me permettent pas de porter un jugement définitif sur les faits notamment reprochés au Monténégro durant les années 1915-1916, et donc sur sa trahison qui justifie pour une bonne part pour les unionistes la destitution de Nicolas en novembre 1918.    
       
  La croissance graduelle, ce qui pourrait faire penser à un plan minutieusement préparé, des événements qui vont mener jusqu’à cette destitution et à la disparition du Monténégro en tant qu'état indépendant m'ont amené à opter pour un plan chronologique dans la réponse aux différentes problématiques évoquées ci-dessus. Tout d'abord la première étape consiste à mettre en place le décor des événements qui mèneront à cette disparition. Cette période voit le Monténégro prendre part au conflit aussi bien aux Guerres Balkaniques d'avant 1914 qu'à la Grande Guerre où après l'euphorie engendrée par une résistance inespérée succèdent le désastre, l'invasion et l'exil. La deuxième partie du développement tourne autour de ce dernier point qui nous mène de l'exil français à la victoire Alliée de 1918 en passant par les "intrigues monténégrines" et les rapports de plus en plus distendus entre la Serbie et le Monténégro. Enfin dans un troisième temps je m'attacherai à développer les conditions du rattachement du Monténégro au royaume S.H.S. de 1918 à 1921 à travers tout d'abord l'occupation du Monténégro, puis la résistance à l'annexion, pour enfin poser le sort du Monténégro comme un problème international pour les Alliés.    
       
     
       

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