L'économie japonaise peine à se dégager de l'ornière
mais Tokyo est en revanche en pleine mutation : la capitale vit sa
quatrième grande transformation après le tremblement de terre
de 1923, les cendres de la défaite et les grands travaux des Jeux
olympiques de 1964. Une quinzaine de chantiers, dont certains titanesques,
est en train de refaçonner la capitale plus radicalement que ne l'avaient
fait les constructions parfois pharaoniques de la période d'argent
facile de la "bulle spéculative" des années 1980 :
un néo-Tokyo parti à l'assaut du ciel est en train de naître.
Une vue aérienne de la capitale est saisissante. Dans les trois arrondissements
du centre (Chiyoda, Chuo et Minato) les gratte-ciel poussent comme bambous
après la pluie. Au sol, le piéton est écrasé
par ces élancées de béton et de verre, étourdi
par la ronde des canions et les mouvements des grues de chantiers qui couvrent
au total 170 hectares.
Gigantesque nappe urbaine comptant 11 millions d'habitants (30 millions
si on inclut sa périphérie), Tokyo est une ville plus horizontale
que verticale. S'il y a des gratte-ciel, notamment dans la partie ouest
du quartier de Shinjuku, les immeubles de grande hauteur ne dominaient pas
le paysage urbain. Ce ne sera plus le cas lorsque seront achevés
les grands projets en cours.
L'un des chantiers les plus impressionnants est celui de Shiodomé,
dans le quartier de Shimbashi, non loin de l'estuaire de la Sumida. Sur
31 hectares s'élèveront bientôt une douzaine de
tours culminant à 215 mètres. Elles accueilleront le
siège de groupes de communication tel que le géant de la publicité
Dentsu, l'agence de presse Kyodo et Nippon Television. Avec quelque 50 000
personnes y transitant chaque jour, Shiodomé ambitionne d'être
un nouveau cur dans cette ville décentrée dont plusieurs pôles
d'activité peuvent prétendre être des "centres".
Longtemps, Tokyo a tourné le dos à la mer et ignoré
sa baie. Shiodomé entend rivaliser avec les autres fronts de mer :
Daiba sur une île artificielle relié à la terre par
un magnifique pont suspendu (Rainbow Bridge) et Makuhari, beaucoup plus
décentré vers l'est.
Au sud, le quartier de la gare Shinagawa, où s'arrêteront bientôt
les trains à grande vitesse dont le terminus est jusqu'à présent
la gare centrale, connaît également un bouleversement. Sur
16 hectares est en construction un ensemble de gratte-ciel, qui, comme
à Shiodomé, mêleront bureaux et habitations. Plusieurs
entreprises du groupe Mitsubishi y émigreront du "fief"
du conglomérat : le quartier central de Marunouchi. Mitsubishi
n'abandonne pas pour autant ce quartier situé entre la gare centrale
et le palais impérial qui est depuis un siècle le berceau
du capitalisme nippon et dont le groupe possède plus d'un tiers.
Au contraire, il relance un plan de développement ("Marunouchi
Manhattan") aux alentours de la gare, vénérable bâtiment
de briques rouges qui rappelle qu'au début du siècle dernier,
ce quartier fut surnommé le "Petit Londres" pour ses premiers
immeubles de bureaux en briques.
L'un des vestiges de cette époque, le Club industriel japonais, où
se réunissaient les "barons" de l'économie, est
incorporé dans un immeuble de grande élévation construit
sur son emplacement. En revanche, une tour de 37 étages a remplacé
un autre monument de l'histoire économique : le Maru Biru (le
building Maru), le premier immeuble de bureaux de Tokyo. A deux kilomètres
de là vers le nord, un autre quartier historique, celui des librairies,
Jimbocho, est également bouleversé. Tout un pâté
de maisons basses, aux ruelles bordées de cafés désuets
et de librairies en gros, d'une superficie de 14 hectares, a été
rasé pour être remplacé par des tours. Même les
quartiers résidentiels de l'arrondissement de Minato n'échappent
pas à ce que les médias nomment la "régénération"
de Tokyo. Le plus ambitieux projet, qui sera achevé en 2003, est
celui du promoteur Mori Building. Il est situé sur un terrain de
12 hectares entre Roppongi, le quartier nocturne des étrangers,
et celui huppé d'Azabu, formé de maisons individuelles, de
temples et d'ambassades.
Mori Building a mis quatorze ans à constituer ce lot, parcelle par
parcelle. Le quartier est désormais dominé par une mastoc
tour métallique de 54 étages qui en côtoie deux
autres, jumelles, plus petites et plus étroites, d'un brun orangé,
dont le moins que l'on puisse dire est que, ni par leur masse ni par leur
couleur, ces trois tours ne s'harmonisent avec l'environnement. Dénommé
Roppongi Hills, ce complexe de bureaux, d'habitations et de loisirs (d'un
coût de 2,5 milliards d'euros) sera une sorte de vaste "parc
à thème" doté d'un musée, le Mori Art center,
d'un hôtel et de boutiques. Mori Building a également sévi
non loin, à Moto Azabu, avec une autre tour de 29 étages,
construite dans l'enceinte d'un temple qui écrase le voisinage de
sa forme "champignonnesque" (plus large à partir du seizième
étage afin de ménager l'ensoleillement à ses pieds).
La réalisation d'un autre projet du même ordre (une tour de
50 étages, cur d'un complexe de bureaux, d'habitations et d'espaces
de loisirs) a commencé également à Roppongi sur les
8 hectares qu'occupait l'Agence de défense.
Cette frénésie de construction s'explique par plusieurs facteurs.
Tout d'abord, la chute du prix des terrains depuis onze ans (de 50 %
dans le cas des habitations et de 80 % dans celui des locaux commerciaux) ;
ensuite, la vente de grands espaces en friche, comme celui de Shiodomé
(ancienne gare de triage de l'ex-compagnie de chemin de fer publique) ou
d'immeubles d'entreprises en faillite. Un dernier élément
a joué : l'allégement des normes de construction. Prises
sous la pression du lobby de l'immobilier, ces nouvelles mesures, qui autorisent
une forte augmentation des coefficients d'occupation du sol afin d'accroître
la densité des surfaces bâties, ont donné aux promoteurs
une entière liberté en matière d'aménagement
du terrain. L'Etat, plus soucieux de stimuler la construction que de donner
une vision politique au redéveloppement de la capitale, se contente
d'un simple "habillage" du projet.
Contrairement à la vague de construction de la décennie 1985-1995,
caractérisée par une production massive de bureaux qui s'est
traduite par une "désertification" du centre dont la population
résidentielle a été rejetée toujours plus loin
vers la périphérie, le maître-mot est désormais
le rapprochement du domicile et du travail par la création de complexes
plurifonctionnels au centre de la ville. Finie l'ère des banlieues
et des migrations pendulaires ? Jusqu'à un certain point.
Les appartements des tours du quartier d'Azabu sont conçus pour les
étrangers ou des Japonais fortunés. Dans les autres, ce sont
des couples retraités disposant de moyens qui se portent acquéreurs.
Les prix ont baissé, mais un logement à Tokyo valait encore
en 2001 quatre fois plus cher qu'à New York. Les cent trente-cinq
nouvelles tours d'habitation (soit 48 500 appartements) qui verront
le jour en 2003 dans les vingt-trois arrondissements de Tokyo attirent des
couples à double revenu ou des employés célibataires.
Quant à la prolifération d'espaces de bureau (2 millions de
mètres carrés, soit le double de la surface construite lors
de la "bulle financière"), elle risque de sérieusement
perturber le marché en faisant apparaître obsolètes
beaucoup immeubles.
La grande transformation de Tokyo s'opère sans vision urbanistique
ni réflexion sur la qualité conceptuelle des projets. "On
utilise un espace vacant et on construit en hauteur : c-est tout,
commente l'architecte Kengo Kuma, mais il n'y a aucun projet."
Avec sa floraison de tours qui pourraient avoir fleuri à Singapour
ou à Shanghaï, Tokyo se banalise pour devenir une sorte de "Manhattan
édenté". "Sommes-nous si accablés par
la récession que nous renonçons à penser la qualité
de la ville ?" s'interroge Asahi Shimbun.
Philippe Pons
· ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.05.02
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