Le "nuage brun" d'Asie pourrait menacer le climat de la planète


· LE MONDE 14.08.02

Un gigantesque nuage de pollution recouvre chaque année, d'avril à octobre, le sud de l'Asie, du Pakistan à la Chine en passant par l'Inde. Il résulte du fort développement démographique et économique de ces pays au cours des dernières décennies. Le Programme des Nations unies pour l'environnement (UNEP) s'est inquiété des effets de cet immense banc de brume sur une population qui passera de deux milliards d'individus (le tiers de la population mondiale) aujourd'hui à cinq milliards dans trente ans. Il vient de publier sur ce thème un rapport, intitulé Le Nuage brun asiatique : ses conséquences sur le climat et l'environnement.

Cette pollution constituée d'aérosols soufrés, d'oxyde de carbone, d'ozone, d'oxydes d'azote, de suie et de poussières diverses, a pour effet direct de réduire d'environ 10 % la quantité d'énergie solaire touchant le sol, et de diminuer les précipitations de 20 % à 40 % dans certaines régions. En effet, les particules en suspension inhibent la formation des grosses pluies. Les aérosols diminuent aussi la productivité agricole en affaiblissant la lumière solaire nécessaire à la photosynthèse des plantes. Ce nuage a aussi un fort impact sur la santé des populations locales. Dans les années 1990, des dizaines de milliers de décès prématurés dans les grandes villes lui ont été attribués chaque année.

A terme, l'ampleur de cette pollution, qui se déplace pendant l'hiver au-dessus de l'océan Indien, est telle qu'elle pourrait avoir des répercussions mondiales. " En modifiant les échanges océan-atmosphère sur l'océan Indien et en bouleversant la circulation atmosphérique à grande échelle, elle pourrait avoir un impact sur le phénomène El Niño et la zone tropicale", explique Jean-Philippe Duvel, climatologue au laboratoire de météorologie dynamique de l'Ecole normale supérieure, à Paris.

En 1999, les deux cents scientifiques du programme international INDOEX tiraient la sonnette d'alarme sur l'énorme "nuage brun" qui plane au-dessus de l'Asie du Sud plusieurs mois par an. Après avoir mis en uvre une armada de moyens dans les airs et sur les mers, et dépensé au total 25 millions de dollars, ils venaient de mettre en évidence " la plus grosse pollution du monde : un nuage qui s'étend sur une surface équivalant à celle des Etats-Unis, avec une épaisseur variant entre 2 et 3 kilomètres" (Le Monde du 23 juin 1999).

Ce nuage ne reste pas fixe. Son déplacement est étroitement corrélé aux évolutions de la mousson. Pendant la mousson d'hiver (octobre à décembre), la pollution dérive au gré des vents selon une direction nord-sud, et ne descend pas au-delà de 10° de latitude sud. Là, une partie est lessivée par les pluies diluviennes qui ont pour origine les énormes cumulo-nimbus de la zone de convergence intertropicale située à l'équateur. Le reste est aspiré vers le haut et se dilue dans la circulation atmosphérique générale. Les particules d'aérosols situées à 3 km d'altitude peuvent alors traverser la moitié du globe en une semaine. Pendant l'été (d'avril à octobre), l'air pollué stagne au-dessus du continent, où il joue son rôle nocif jusqu'à ce qu'il soit également lessivé par la mousson d'été.

Les experts des Nations unies reconnaissent que " la science n'en est qu'au premier stade de la compréhension concernant les changements climatiques régionaux". Et ils précisent que leur rapport est limité, car il concerne principalement la saison sèche qui dure de décembre à avril. Ils estiment néanmoins que ce nuage polluant d'origine anthropique (issu de la combustion de bois de cuisson et de chauffage, des brûlis et de l'utilisation du fioul par un grand nombre d'individus) aura des effets très graves pour la santé des milliards de personnes qui vivent dans la zone asiatique si rien n'est fait pour enrayer son expansion.

Alors qu'une grande partie de cette population vit déjà dans des conditions de survie et d'extrême pauvreté, cette gigantesque pollution devrait, d'ici trente ans, rendre leur condition encore plus précaire. La population locale atteindra alors le nombre de cinq milliards, et subira les effets de désordres climatiques et environnementaux très marqués.

La pollution devrait entraîner une importante modification du régime des pluies (diluviennes ou absentes suivant les régions), une baisse marquée de la productivité agricole à un moment où il faudrait au contraire l'augmenter, ainsi que de nombreux désordres sanitaires.

Les modèles couplés océan-atmosphère prédisent ainsi une perturbation "substantielle" du cycle hydrologique liée au nuage brun. Dans la zone intertropicale, entre 20 °N et 20 °S, l'évaporation et les précipitations diminuent ainsi de 1 % à 2 %. Dans la zone du Sud-Est asiatique, l'effet est encore plus marqué. Il se produit une redistribution des pluies, avec une augmentation de 20 % à 40 % dans certaines régions, et une baisse du même ordre dans d'autres. La baisse des précipitations pourrait concerner les pays de la ceinture subtropicale : nord-ouest de l'Inde, Pakistan, Afghanistan, et les pays proches de l'ouest de l'Asie centrale.

Une évolution inquiétante quand on sait que les pluies d'hiver sur le nord-ouest de l'Inde fournissent 20 % à 40 % des précipitations annuelles. Ce taux atteint 50 % à 70 % pour le nord du Pakistan, l'Afghanistan et l'ouest de l'Asie centrale. L'irrigation ne pourrait plus faire face à cette pénurie, ce qui se traduirait par une diminution de la productivité céréalière. Celle de la riziculture pourrait baisser de 5 % à 10 %. Un problème qui s'ajouterait à la baisse des rendements issue du ralentissement de la photosynthèse.

A cela s'ajouteraient les effets sanitaires produits par cette pollution. Il devrait entraîner des maladies respiratoires, et frapper principalement les personnes les plus fragiles : les enfants et les personnes âgées. Ainsi, dans chacune des villes de plus d'un million d'habitants en Inde, les taux d'air pollué excèdent les normes de l'Organisation mondiale de la santé. On estime que, dans l'Inde seule, environ 500 000 décès prématurés ont été provoqués par cette pollution. Des problèmes respiratoires sérieux ont été constatés à Calcutta, Delhi, Lucknow, Bombay, Ahmedabad, et dans plusieurs pays du Sud-Est asiatique dont la Chine, la Thaïlande et la Corée.

Christiane Galus


Un monde pollué


· "LE MONDE" 14.08.02


LE RAPPORT du Programme pour l'environnement des Nations unies publié le 12 août jette une lumière crue sur la situation du sud de l'Asie en matière de pollution. Un gigantesque "nuage brun" généré par la pollution humaine couvre toute la région pendant une partie de l'année et réduit de 10 % l'énergie solaire qui touche le sol avec des conséquences négatives sur le niveau des précipitations et la croissance des plantes. Nul doute que ce document influencera les débats du sommet mondial sur le développement durable qui se tiendra à Johannesburg du 26 août au 4 septembre.

Le 13 août, un autre rapport des Nations unies a souligné les risques liés au type de développement pratiqué actuellement. D'ici ving-cinq ans, près de la moitié de la population mondiale, qui aura augmenté de 2 milliards d'individus, pourrait souffrir du manque d'eau. Déjà, la pollution de l'air tue 3 millions de personnes par an tandis que 300 millions souffrent de la malaria, 1 milliard n'a pas accès à de l'eau potable et 2 milliards manquent d'installations sanitaires.

Dix ans après la conférence de Rio, qui a marqué le point de départ de l'idée de développement durable, la situation mondiale ne s'est guère améliorée. A l'époque, les thèmes majeurs de préoccupation concernaient la démographie, l'effet de serre, la protection de la forêt tropicale et le développement "propre". Ce dernier point devrait occuper le devant de la scène à Johannesburg.

Toute la difficulté réside dans la conciliation des intérêts économiques des pays en développement et de leurs conséquences sur l'environnement. Une industrialisation à marche forcée de l'Asie conduit fatalement à une explosion de la pollution à une échelle inconnue jusqu'à présent. En effet, les émissions nocives de dioxyde de soufre (S02), par exemple, croissent encore plus vite que la population. L'extrême concentration de population en Inde et en Chine suffit à alimenter le "nuage brun" par la simple augmentation de la combustion du bois pour le chauffage et la cuisine. La volonté de lutter contre la pauvreté induit souvent le recours aux solutions industrielles les moins coûteuses mais aussi les plus polluantes.

Peut-on convaincre ces populations qui vivent dans des conditions très difficiles de ralentir leur développement afin de préserver leur propre santé tout en évitant de mettre la planète en danger ? Lorsque les Etats-Unis eux-mêmes rechignent à prendre des mesures écologiques susceptibles d'affecter leur croissance économique, comment imposer à la Chine ou à l'Inde de lever le pied ?

Le gouvernement américain, mouton noir des précédents sommets sur l'environnement en tant que premier émetteur mondial de gaz à effet de serre par habitant, profitera sans doute du coup de projecteur sur la situation préoccupante en Asie. Mais les Etats-Unis, comme l'Europe, ne pourront pas éviter de donner le bon exemple s'ils veulent avoir une chance de peser sur le mode de développement du continent asiatique.




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