(extrait de "croquis parisiens" de J. K. Huysmans
)
" La nature n'est intéressante que débile et navrée.
je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu'elle fait craquer
par l'ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et brandit au soleil
sa gorge aux pointes vertes, mais j' avoue ne pas éprouver devant
ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître
en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée,
une rigole d'eau qui pleure entre deux arbres grêles.
Au fond, la beauté d'un paysage est faite de mélancolie. Aussi
la Bièvre, avec son attitude désespérée et son
air réfléchi de ceux qui souffrent, me charme-t-elle plus
que toute autre et je déplore comme un suprême attentat le
culbutement de ses ravines et de ses arbres ! Il ne nous restait plus que
cette campagne endolorie, que cette rivière en guenilles, que ces
plaines en loques et on va les dépecer ! L'on va pendre aux crocs
chaque quartier de terre, vendre à l'encan chaque écuellée
d'eau, combler les marécages, niveler les routes, arracher les pissenlits
et les ronces, toute la flore des gravats et des terres incultes; la rue
du Pot-au-Lait et le chemin de la Fontaine à Mulard qui enlacent
toute une lande engorgée de mâchefer et de plâtras, bossuée
par des bourrelets et des culs de pots de fleurs, semée, çà
et là, de fruits pourris et mangés de mouches, de cendres
et de flaques, empuantie par les entrailles mouillées des paillasses
et les amoncellements d'ordures qui se tassent longuement dans la bouillie
des fanges, vont disparaître et cette vue mélancolisante d'un
puits artésien et de la Butte aux Cailles, ces lointains où
le Panthéon et le Val-de-Grâce arrondissent, séparés
par des tuyaux d'usines, leurs deux boules violettes sur la braise écroulée
des nuages, vont faire place aux joies bêtes, aux banals galas des
maisons neuves!
Ah! les gens qui ont décidé le pillage et le sac de ces rives,
n'ônt donc jamais été émus par l'inertie désolée
des pauvres, par le gémissant sourire des malades? ils n'admirent
donc la nature que hautaine et parée? ils ne sont donc jamais, par
les jours de spleen, montés sur les coteaux qui dominent la Bièvre?
ils ne l'ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière,
cet exutoire de toutes les crasses, cette sentine couleur d'ardoise et de
plomb fondu, bouillonnée çà et là de remous
verdâtres, étoilée de crachats troubles, qui gargouille
sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d'un mur ? Par endroits,
l'eau semble percluse et rongée de lèpre; elle stagne, puis
elle remue sa suie coulante et reprend sa marche ralentie par les bourbes.
Ici, des huttes pelées, des hangars borgnes, des murs salpêtrés,
des briques tartreuses, tout un assemblage de teintes mornes sur lesquelles,
pendant à la croisée d'une chambre, un édredon de percale
rouge jette comme un réveil sa note éclatante; là,
des cages sans volets pour les mégissiers, des brouettes, les quatre
fers en l'air, un trident, un râteau , des vagues figées de
laine morte, une colline de tan sur laquelle picore une poule à crête
écarlate et à queue noire. En l'air, des toisons secouées
par le vent, des peaux râclées qui s'étirent et se détachent
avec leur blancheur crue sur la pourriture verdie des claies; par terre,
des baquets hydropiques, des futailles énormes où marine dans
des teintes de feuille morte et de bleu sale la croûte liquéfiée
des cuirs; plus loin enfin des peupliers piqués dans une boue de
glaise et un tas de masures qui s'escaladent et se haussent les unes par-dessus
les autres, étables sordides où toute une population de gosses
fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale.
Eh oui, la Bièvre n'est qu'un fumier qui bouge ! mais elle arrose
les derniers peupliers de la ville; oui, elle exhale les fétides
relents du croupi et les rudes senteurs des charniers, mais jetez au pied
de l'un de ses arbres un orgue qui crachera en de longs hoquets les mélodies
dont son ventre est plein, faites s'élever dans cette vallée
de misères la voix d'une pauvresse qui lamentablement chantera devant
l'eau une de ces complaintes ramassées au hasard des concerts, une
romance célébrant les petits oiseaux et implorant l'amour,
et dites si ce gémissement ne vous prend point, aux entrailles, si
cette voix qui sanglote ne semble pas la clameur désolée d'un
faubourg pauvre !
Un peu de soleil - et, merveilles des joies navrées - des grenouilles
coassent sous des roseaux, un chien s'étire, les pattes écartées,
la queue en l'air, une femme passe un petit panier au bras, un homme en
casquette chemine, le brûle-gueule aux dents et, sous la garde de
mioches qui se roulent dans la boue, un fantôme de rosse blanche pâture
dans les terrains vagues.
Les travaux sont commencés. Le remblai de la rue de Tolbiac barre
l'horizon déjà; le lait de chaux va masquer de son uniforme
blancheur les ulcères diaprés du quartier souffrant; les grands
ciels gris sur lesquels se découpent encore les séchoirs à
jour des peaussiers et des chamoiseurs seront prochainement bouchés.
Bientôt sera à jamais terminée l'éternelle et
charmante promenade des intimistes, au travers de la plaine que sillonne,
en travaillant, l'active et misérable Bièvre."
et... La Bièvre en 1890
Joris-Karl HUYSMANS
À Georges Landry.
"La Bièvre représente aujourd'hui le plus parfait symbole
de la misère féminine exploitée par une grande ville.
Née dans l'étang de Saint-Quentin, près de Trappes,
elle court, fluette, dans la vallée qui porte son nom, et, mythologiquement,
on se la figure incarnée en une fillette à peine pubère,
en une naïade toute petite, jouant encore à la poupée,
sous les saules.
Comme bien des filles de la campagne, la Bièvre est, dès son
arrivée à Paris, tombée dans l'affût industriel
des racoleurs ; spoliée de ses vêtements d'herbes et de
ses parures d'arbres, elle a dû aussitôt se mettre à
l'ouvrage et s'épuiser aux horribles tâches qu'on exigeait
d'elle. Cernée par d'âpres négociants qui se la repassent,
mais, d'un commun accord, l'emprisonnent à tour de rôle, le
long de ses rives, elle est devenue mégissière, et, jours
et nuits, elle lave l'ordure des peaux écorchées, macère
les toisons épargnées et les cuirs bruts, subit les pinces
de l'alun, les morsures de la chaux et des caustiques. Que de soirs, derrière
les Gobelins, dans un pestilentiel fumet de vase, on la voit, seule, piétinant
dans sa boue, au clair de lune, pleurant, hébétée de
fatigue, sous l'arche minuscule d'un petit pont !
Jadis, près de la poterne des Peupliers, elle avait encore pu garder
quelques semblants de gaîté, quelques illusions de site authentique
et de vrai ciel. Elle coulait sur le bord d'un chemin, et de légères
passerelles reliaient, sur son dos, la route sans maisons à des champs
au milieu desquels s'élevait un cabaret peint en rouge ; les
trains de ceinture filaient au-dessus d'elle, et des essaims de fumée
blanche volaient et se nichaient dans des arbustes, dont l'image brisée
se reflétait encore dans sa glace brune ; c'était, en
quelque sorte, pour elle, un coin de dilection, un lieu de repos, un retour
d'enfance, une reprise de la campagne où elle était née ;
maintenant, c'est fini, d'inutiles ingénieurs l'ont enfermée
dans un souterrain, casernée sous une voûte, et elle ne voit
plus le jour que par l'oeil en fonte des tampons d'égout qui la recouvrent.
Plus loin, il est vrai, elle sort de ses geôles, et, divisée
en deux bras, suit le chemin de la Fontaine-à-Mulard et de la rue
du Pot-au-Lait. Dans ces parages écartés, elle fut autrefois
charmante. Entre ces deux ruisseaux s'étendaient une prairie, plantée
d'arbres, et des petits étangs granulés de mouches vertes
par des lentilles d'eau ; des fleurs étoilaient l'herbe ;
des buissons de mûres enchevêtraient leurs tiges munies d'épines
courbes et roses comme des griffes ; le paysage était presque
désert ; çà et là, quelques enfants pêchaient
des grenouilles ; un cheval blanc paissait ; près d'une
chèvre, une femme alignait des cordes pour sécher du linge ;
la Bièvre bouillonnait, joyeuse, sur des pierres, tandis qu'à
perte de vue dans le ciel s'étageaient les charpentes et les terrasses
des mégissiers, au-dessus desquelles se superposaient, séparés
par des tuyaux d'usine, les emphatiques et lourds dômes du Panthéon
et du Val-de-Grâce.
La rue de Tolbiac, bâtie sur remblai, a rompu l'horizon que ferme
maintenant une ligne de bâtisses neuves ; les peupliers sont
coupés, les saules détruits, les étangs desséchés,
la prairie morte. Le travail de la Bièvre, désormais accaparée
par les tanneurs, bruit, sans haleine et sans trêve.
Pour la suivre dans ses détours, il faut remonter la rue du Moulin-des-Prés
et s'engager dans la rue de Gentilly ; alors, le plus extraordinaire
voyage dans un Paris insoupçonné commence. Au milieu de cette
rue, une porte carrée s'ouvre sur un corridor de prison, noir comme
un fond de cheminée incrusté de suie ; deux personnes
ne peuvent passer de front. Les murs s'exostosent et se couvrent d'eschares
et de salpêtre et de fleurs de dartres ; un jour de cave descend
sur une boutique de marchand de vin, à la mine pluvieuse, à
la devanture éraillée, frappée de pochons de fange,
puis ce boyau se casse, dans un autre également étroit et
sombre ; l'on arrive à une porte à moitié fermée
et sur le fronton de laquelle on lit en caractères effacés
ces mots : « Respect à la loi et aux propriétés »,
mais si on lève la tête, on aperçoit au-dessus des murailles
de vieux arbres, et par le judas d'une ouverture condamnée, des fusées
de verdure, des fouillis de sorbiers et de lilas, de platanes et de trembles ;
pas un bruit dans cet enclos retourné à l'état de nature,
mais une odeur de terre humide, un souffle fade de marécage ;
puis, si l'on continue sa route dans le couloir qui s'achemine en pente,
l'on se heurte à un nouveau coude, la sente s'élargit et s'éclaire,
et près d'un marchand de mottes, l'on tombe dans une rue bizarre,
avec des maisons avariées et des pins de cimetière, écimés
et secs, rejoints entre eux par des fils sur lesquels flottent des draps.
C'est la ruelle des Reculettes, un vieux passage de l'ancien Paris, un passage
habité par les ouvriers des peausseries et des teintures. Aux fenêtres,
des femmes dépoitraillées, les cheveux dans les yeux, vous
épient et vous braquent ; sur le pas de portes à loquet,
des vieillards se retournent qui lient des ceps de vigne serpentant le long
des bâtisses en pisé dont on voit les poutres.
Cette ruelle se meurt, rue Croule-Barbe, dans un délicieux paysage
où l'un des bras demeuré presque libre de la Bièvre
paraît ; un bras bordé du côté de la rue
par une berge dans laquelle sont enfoncées des cuves ; de l'autre,
par un mur enfermant un parc immense et des vergers que dominent de toutes
parts les séchoirs des chamoiseurs. Ce sont, au travers d'une haie
de peupliers, des montées et des descentes de volets et de cages,
des escalades de parapets et de terrasses, toute une nuée de peaux
couleur de neige, tout un tourbillon de drapeaux blancs qui remuent le ciel,
tandis que, plus haut, des flocons de fumée noire rampent en haut
des cheminées d'usine. Dans ce paysage où les resserres des
peaussiers affectent, avec leurs carcasses ajourées et leurs toits
plats, des allures de bastides italiennes, la Bièvre coule, scarifiée
par les acides. Globulée de crachats, épaissie de craie, délayée
de suie, elle roule des amas de feuilles mortes et d'indescriptibles résidus
qui la glacent, ainsi qu'un plomb qui bout, de pellicules.
Mais combien attrayantes sont ses deux petites berges ! Celle qui longe
le mur du verger garni de treilles, plantée de chrysanthèmes
et de tomates, hérissée d'artichauts trop mûrs dont
les têtes sont des brosses couleur de mauve ! Et l'autre, celle
qui était jadis réservée aux lavandières, évoque
à elle seule toute une antique province, avec ses pavés encadrés
d'herbe et ses blanchisseuses, enfouies, au ras de l'eau, jusqu'aux aisselles,
dans ces baquets où elles se démènent et chantent,
en battant le linge ; ce lavoir des anciens temps est aujourd'hui presque
désert ; c'est à peine si une ou deux habitantes de la
ruelle descendent maintenant pour savonner dans cette sauce, tout au plus
si quelques gamins jouent à la bloquette auprès du mur.
Puis, sous une croûte de terre formant porche, la Bièvre disparaît
à nouveau et s'enfonce dans une ombre puante ; la rue Croulebarbe
continue, mais toute la gaieté du parc voisin s'arrête. Il
ne reste plus, jusqu'à l'avenue des Gobelins, qu'un amas de bouges
dont la vicieuse indigence effraye. Pour retrouver la morne rivière,
il faut passer devant la manufacture de tapisserie et s'engager dans la
rue des Gobelins.
Ici, la scène change ; le décor d'une misère abjecte
s'effondre, et un coin de vieille ville, solennelle et sombre, surgit à
deux pas des avenues modernes. La rue arbore d'anciens hôtels, convertis
en fabriques, mais dont le seigneurial aspect persiste. Au numéro
3, une porte cochère, énorme et trapue, aux vantaux martelés
de clous, donne accès dans une vaste cour où de hautes fenêtres
évoquent les fastueux salons du temps jadis. C'est l'hôtel
du marquis de Mascarini, maintenant encombré par des camions ;
des marchands de chaussures, des teinturiers, des apprêteurs, ont
mué les boudoirs en bureaux de commande et de caisse ; l'absorption
du noble passé par la roturière richesse du temps présent
est accomplie. Les millionnaires de la halle aux cuirs occupent en maîtres
ces hôtels entourés de jardins verts et galonnés d'un
ruban noir par la Bièvre. Plus loin, sur le boulevard d'Italie, par-dessus
un petit mur, l'on peut plonger dans ces promenades semées de boulingrins
et de corbeilles, entourées de buis, taillées dans le goût
vieillot des parcs auliques.
La rue des Gobelins aboutit à une passerelle bordée de palissades ;
cette passerelle enjambe la Bièvre, qui s'enfonce d'un côté
sous les boulevards Arago et de Port-Royal, et de l'autre longe la ruelle
des Gobelins qui est, à coup sûr, le plus surprenant coin que
le Paris contemporain recèle.
C'est une allée de guingois, bâtie, à gauche, de maisons
qui lézardent, bombent et cahotent. Aucun alignement, mais un amas
de tuyaux et de gargouilles, de ventres gonflés et de toits fous.
Les croisées grillées bambochent ; des morceaux de sac
et des lambeaux de bâche remplacent les carreaux perdus ; des
briques bouchent d'anciennes portes, des Y rouillés de fer retiennent
les murs que côtoie la Bièvre ; et cela se prolonge jusqu'aux
derrières de la manufacture des Gobelins où cette eau de vaisselle
s'engouffre, en bourdonnant, sous un pont. Alors, la ruelle élargit
ses zigzags, et le vieux bâtiment, bosselé d'un fond de chapelle
que des vitraux dénoncent, sourit avec ses hautes fenêtres,
dans le cadre desquelles apparaissent les ensouples et les chaînes,
les modèles et les métiers de la haute lisse.
À droite, la ruelle est bordée d'étables qui trébuchent
sur une terre pétrie de frasier et amollie par des ruisseaux d'ordure.
Çà et là, de grands murs, rongés de nitre, fleuronnés
de moisissures, rosacés de toiles d'araignée, calcinés
comme par un incendie ; puis d'incohérentes chaumines, sans
étage, grêlées par des places de clous, jambonnées
par des fumées de poêle ; et, le soir, les artisans qui
logent dans ces masures prennent le frais sur le pas des portes, séparés,
par des barres de fer emmanchées dans des poteaux de bois mort, de
l'eau en deuil qui, malade, sent la fièvre et pleure.
Sans doute, cette étonnante ruelle décèle l'horreur
d'une misère infime ; mais cette misère n'a ni l'ignoble
bassesse, ni la joviale crapule des quartiers qui l'avoisinent ; ce
n'est pas le sinistre délabrement de la Butte-aux-Cailles, la menaçante
immondice de la rue Jeanne-d'Arc, la funèbre ribote de l'avenue d'Italie
et des Gobelins ; c'est une misère anoblie par l'étampe
des anciens temps ; ce sont de lyriques guenilles, des haillons peints
par Rembrandt, de délicieuses hideurs blasonnées par l'art.
À la brune, alors que les réverbères à huile
se balancent et clignotent au bout d'une corde, le paysage se heurte dans
l'ombre et éclate en une prodigieuse eau-forte ; l'admirable
Paris d'antan renaît, avec ses sentes tortueuses, ses culs-de-sac
et ses venelles, ses pignons bousculés, ses toits qui se saluent
et se touchent ; c'est, dans une solitude immense, la silencieuse apparition
d'un improbable site dont le souvenir effare, lorsqu'à trois pas,
le long de casernes neuves, la foule déferle sous des becs de gaz
et bat, sur les trottoirs, en gueulant, son plein.
Mais ce n'est pas tout ; ce séculaire vestige du vieux Paris
confine à des surprises plus extraordinaires encore.
Au milieu de la ruelle, devant la Bièvre, une porte sans battant,
percée dans le mur noir, ouvre sur une cour en étoile, formée
de coins et de racoins. L'on a devant soi de grandes bâtisses chevronnées,
qui se cognent, les unes contre les autres, et se bouchent ; partout
des palis clos, des renfoncements abritant de gémissantes pompes,
des portes basses, au fond desquelles, dans un jour saumâtre, serpentent
de gluants escaliers en vrilles ; en l'air, des fenêtres disjointes
avec des éviers dont les boîtes cabossent ; sur les marges
des croisées, du linge, des pots de chambre, des pots de fleurs plantés
d'on ne sait quelles tiges ; puis, à gauche, la cour s'embranche
sur un couloir qui colimaçonne, déroulant, tout le long de
sa spirale, des boutiques de marchands de vin. Nous sommes dans le passage
Moret, qui relie la ruelle des Gobelins à la rue des Cordelières,
dans la cour des Miracles de la peausserie. Et, soudain, à un détour,
un autre bras de la Bièvre coule, un bras mince, enserré par
des usines qui empiètent, avec des pilotis, sur ses pauvres bords.
Là, des hangars abritent d'immenses tonneaux, d'énormes foudres,
de formidables coudrets, emplâtrés de chaux, tachés
de vert-de-gris, de cendre bleue, de jaune de tartre et de brun loutre ;
des piles de tan soufflent leur parfum acéré d'écorce,
des bannes de cuir exhalent leur odeur brusque ; des tridents, des
pelles, des brouettes, des râteaux, des roues de rémouleur,
gisent de toutes parts ; en l'air, des milliers de peaux de lapin racornies
s'entrechoquent dans des cages, des peaux diaprées de taches de sang
et sillées de fils bleus ; des machines à vapeur ronronnent,
et, au travers des vitres, l'on voit, sous les solives où des volants
courent, des ouvriers qui écument l'horrible pot-au-feu des cuves,
qui ratissent des peaux sur une douve, qui les mouillent, qui les « mettent
en humeur », ainsi qu'ils disent ; partout des enseignes :
veaux mégis et mort-nés, chabraques et scieries de peaux,
teintureries de laine, de poils de chèvre et de cachemire ;
et le passage est entièrement blanc ; les toits, les pavés,
les murs sont poudrés à frimas. C'est, au coeur de l'été,
une éternelle neige, une neige produite par le raclage envolé
des peaux. La nuit, par un clair de lune, en plein mois d'août, cette
allée, morte et glacée, devient féerique. Au-dessus
de la Bièvre, les terrasses des séchoirs, les parapets en
moucharabiehs des fabriques se dressent inondés de froides lueurs ;
des vermicelles d'argent frétillent sur le cirage liquéfié
de l'eau ; l'immobile et blanc paysage évoque l'idée
d'une Venise septentrionale et fantastique ou d'une impossible ville de
l'Orient, fourrée d'hermine. Ce n'est plus le rappel de l'ancien
Paris, suggéré par la ruelle des Gobelins, si proche ;
ce n'est plus la hantise des loques héraldiques et des temps nobiliaires
à jamais morts. C'est l'évocation d'une Floride, noyée
dans un duvet d'eider et de cygne, d'une cité magique, parée
de villas, aux silhouettes dessinées sur le noir de la nuit, en des
traits d'argent. Ce site lunaire est habité par une population autochtone
qui vit et meurt dans ce labyrinthe, sans en sortir. Ce hameau, perdu au
fond de l'immense ville, regorge d'ouvriers, employés dans ce passage
même aux assouplissantes macérations des cuirs. Des apprentis,
les bas de culottes attachés sur les tibias avec une corde, les pieds
chaussés de sabots, grouillent, pêle-mêle avec des chiens ;
des femmes, formidablement enceintes, traînent de juteuses espadrilles
chez des marchands de vin ; la vie se confine dans ce coin de la Bièvre
dont les eaux grelottes le long de ses quais empâtés de fange.
L'aspect féerique de ce lieu diminue le jour, ou du moins la vue
de ses tristes habitants, qui forment comme la populace oubliée d'un
roi de Thunes, détourne des songes hyperboréens, greffés
sur les rêves d'une Italie languissante ou d'un Orient torride ;
la réalité refoule les postulations vers les contrées
des au-delà, car, en arrivant à la rue des Cordelières,
le passage Moret devient modernement sordide. L'on dirait, de ses appentis
en lattes, de ses maisons de salive et de plâtre, des voitures de
saltimbanque, dételées et privées de roues. Ces boîtes,
coiffées de tôle, sont précédées, au dehors,
d'escaliers vermoulus, chancis, mous, dont les marches plient et suintent
l'eau gardée, dès qu'on les touche. Aux lucarnes, dont les
cadres inégaux culbutent, des chaussettes inouïes, qui par leur
pointure étonnent, se balancent sous la neige animale des peaux,
des chaussettes en gros fil, lie de vin, émaillées de reprises
de couleur, épaisses comme des souches.
La Bièvre a désormais disparu, car au bout de la rue des Cordelières
le Paris contemporain commence. Écrouée dans d'interminables
geôles, elle apparaîtra maintenant, à peine, dans des
préaux, au plein air ; l'ancienne campagnarde étouffe
dans des tunnels, sortant, juste pour respirer, de terre, au milieu des
pâtés de maisons qui l'écrasent. Et il y a alors contre
elle une recrudescence d'âpreté au gain, un abus de rage ;
dans l'espace compris entre la rue Censier et le boulevard Saint-Marcel,
l'on opprime encore l'agonie de ses eaux ; dès que la malheureuse
paraît, les Yankees de la halle aux cuirs se livrent à la chasse
au nègre, la traquent et l'exterminent, épuisant ses dernières
forces, étouffant ses derniers râles, jusqu'à ce que,
prise de pitié, la Ville intervienne et réclame la morte qu'elle
ensevelit, sous le boulevard de l'Hôpital, dans la clandestine basilique
d'un colossal égout.
Et pourtant, combien était différente, de cette humble et
lamentable esclave, l'ancienne Bièvre ! Ecclésiastique
et suzeraine, elle longeait le couvent des Cordelières, traversait
la grande rue Saint-Marceau, puis filait à travers prés sous
des saules, se brisait soudain et, devenue parallèle à la
Seine, descendait dans l'enclos de l'abbaye Saint-Victor, lavait les pieds
du vieux cloître, courait au travers de ses vergers et de ses bois,
et se précipitait dans le fleuve, près de la porte de la Tournelle.
Liserant les murs et les tours de Paris où elle n'entrait point,
elle jouait, çà et là, sur son parcours, avec de petits
moulins dont elle se plaisait à tourner les roues ; puis elle
s'amusait à piquer, la tête en bas, le clocher de l'abbaye
dans l'azur tremblant de ses eaux, accompagnait de son murmure les offices
et les hymnes, réverbérait les entretiens des moines qui se
promenaient sur le bord gazonné de ses rives. Tout a disparu sous
la bourrasque des siècles, le couvent des Cordelières, l'abbaye
de Saint-Victor, les moulins et les arbres. Là où la vie humaine
se recueillait dans la contemplation et la prière, là où
la rivière coulait sous l'allégresse des aubes et la mélancolie
des soirs, des ouvriers affaitent des cuirs, dans une ombre sans heures,
et plongent des peaux, les « chipent », comme ils disent,
dans les cuves où marinent l'alun et le tan ; là, encore,
dans de noirs souterrains ou dans des gorges resserrées d'usine,
l'eau exténuée, putride.
Symbole de la misérable condition des femmes attirées dans
le guet-apens des villes, la Bièvre n'est-elle pas aussi l'emblématique
image de ces races abbatiales, de ces vieilles familles, de ces castes de
dignitaires qui sont peu à peu tombées et qui ont fini, de
chutes en chutes, par s'interner dans l'inavouable boue d'un fructueux commerce ?
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